L'histoire se déroule de 1782 à 1815, entre le Danemark et le Groenland. Elle raconte la vie d'un jeune étudiant norvégien destiné à devenir pasteur selon la volonté de son père. Mais la théologie passionne peu Morten Falck qui erre dans les rues de Copenhague dont les bas-fonds feraient dresser d'horreur les hygiénistes les plus prévoyants et s'adonne à des expériences scabreuses, ou bien arrondit ses fins de mois en illustrant sur papier des cadavres autopsiés qu'il ramène dans les caves d'une faculté en échange de quelques sous.
Devenu malgré tout pasteur, avec une mention minimale, il part en délaissant sa promise en mariage avec une belle vie qui semblait toute tracée et embarque, missionné, pour une colonie danoise au Groenland. Dans la périlleuse traversée, il subit la promiscuité des marins utilisant un langage potache vis à vis des indigènes groenlandais lors d'un repas mémorable et hilare.
Arrivé à destination, Morten Falck, inspiré par Rousseau et obsédé par une de ses phrases, tentera d'appliquer son devoir, avec humanisme du long de sa mission, outrepassant parfois la loi appliquée sous la couronne du Danemark. Il traversera moult épreuves durant les années, non sans être épris par ses propres démons, la folie, la maladie, entre les tensions coloniales et ethniques, la déchéance entre l'adultère et l'alcoolisme où il se verra souvent tristement décrépir. Entre des périodes ombrageuses et dramatiques, il existera parfois des embellies - rassurantes pour le personnage principal ainsi que pour le lecteur - mais qui ne s'éterniseront pas.
Écrivain né en Norvège, Kim Leine décrit à travers cette fiction historique de plus de sept cents pages, une rudesse de vie avec des personnages hauts en couleur, qu'ils soient bienfaisants, exaltés, odieux, violents ou pervers, une vie européenne qui peine à s'adapter sur une terre lointaine et souvent gelée. Il décrit d'une plume fluide et éloquente (merci aussi au traducteur) une époque d'une christianisation des Groenlandais qui sont encore voués à des rites dits païens, ces derniers voyant les colons danois d'un mauvais oeil. Car le christianisme imposé ne manque pas d'absurdité et de moral crasses de son côté, tel le chantage de ne pas être sauvé sans la marque du baptême.
Un couple d'autochtones - ces nommés Prophètes du livre - saura transcender la parole du Christ à leur manière, au risque de nuire et d'attiser la colère des autorités coloniales et religieuses qui les considéreront hors-la-loi. Ce couple formé par les deux Inuits, Habakuk et Maria-Magdalena, aurait réellement existé
Beaucoup de passages sont rudes ou cruels, liés aux latitudes polaires où les étés sont courts, où les morts de froid, de famine ou de maladie, comme le scorbut et la phtisie entre autres, se succèdent dans un climat où la survie est difficile. Des latitudes qui affectent aussi psychiquement que physiquement à qui s'adapte mal. On en apprend néanmoins beaucoup sur les us et coutumes, l'auteur ayant vécu une dizaine d'années au Groenland. On apprend aussi comment certaines autorités, servant le roi du Danemark de l'époque, Christian VII, ou bien Dieu, pouvaient user de leur pouvoir pour arriver à leur fin.
Les Prophètes Du Fjord De L'Éternité est un roman souvent sombre, emplit de passages susceptibles parfois d'horrifier et de faire écarquiller les yeux tant par des scènes détaillées avec une justesse chirurgicale, Kim Leine ayant travaillé aussi en milieu hospitalier, mais il n'en demeure pas moins passionnant derrière son austérité. Ce livre nous absorbe inévitablement dans la traversée d'une époque, entre humanisme et débauche, dans un royaume du Danemark colonial finissant par s'inquiéter par la traînée de poudre d'une révolution grondante depuis la France et menaçant toute l'Europe de la fin du 18ème siècle.
Critique légèrement mise à jour le 13 octobre 2021