En 170 pages, C. S. Lewis (connu comme l'auteur de Narnia) nous livre encore un essai remarquable. Il l'a publié en 1960, l'année où meurt sa femme, et trois ans avant sa propre mort. Ça a donc tout l'air d'une œuvre de maturité.
Une introduction, un premier chapitre éclaircissant ce que veut dire "apprécier" quelque chose, et quatre autres chapitres traitant chacun d'une forme que l'amour humain peut revêtir. Lewis va droit au but, et à mon goût il n'y a rien à jeter, pas même la moindre digression. Le style est clair, les références sont nombreuses, pertinentes (donc pas pédantes). Bref, on voit que l'auteur était un intellectuel chevronné, qui à l'érudition joignait l'humilité.
Je précise d'emblée que c'est un essai écrit par un chrétien, avec un parti-pris chrétien. Je suis pourtant persuadé qu'il touchera aussi bien les théistes, agnostiques et athées. En effet, il parle beaucoup de nos amours naturels, pour ensuite les rattacher à un amour divin.
L'art de la distinction
Un premier mérite de cet essai est de nous préciser clairement ce qu'on entend par aimer.
Distinguons amour-donneur et amour-demandeur.
Distinguons proximité à Dieu par similitude et par rapprochement : la ressemblance est donnée, dans la nature des créatures par exemple (les anges sont donc plus proches de Dieu que les hommes). Le rapprochement reste à faire, par l'imitation de Dieu (un saint est plus proche de Dieu qu'un démon, en ce sens).
Distinguons plaisirs par nécessité (qui ne deviennent plaisir que s'ils sont précédés d'un désir : le verre d'eau pour l'homme assoiffé) et plaisirs d'appréciation (qui sont des plaisirs en eux-mêmes, sans aucune préparation : l'agréable surprise du jardin fleuri pour le promeneur qui l'instant d'avant était déjà pleinement satisfait et n'attendait rien).
L'amour de la patrie est disséqué en plusieurs sentiments, et je me trouve pleinement d'accord avec Lewis quand il souligne les perversions possibles du bien originel. Amour du chez soi (premier tremplin naturel vers une forme de charité), amour du passé idéalisé (qui peut au moins pousser à se dépasser), patriotisme (là vient le sentiment de supériorité mal-placé), impérialisme (qui découle du précédent, sous la forme de droits ou de devoirs qu'on arroge à sa nation sur les autres).
De même, l'amour de la nature est abordé d'une manière intéressante, quoique surprenante. Contre les romantiques, les panthéistes, les apologètes trop concordistes, Lewis affirme que
La nature ne peut jamais apporter la preuve d'une proposition théologique ou métaphysique [...] ; mais elle peut aider à montrer ce que cette proposition signifie.
J'en viens aux quatre amours décrits dans l'essentiel du livre.
L'affection (en grec storgê)
"La forme d'amour la plus humble et la plus répandue, celle où notre expérience se distingue le moins des animaux". C'est la familiarité, l'immémorialité qui la caractérise. Elle peut donc unir des êtres très différents. Elle peut s'intégrer à d'autres genres d'amour (amitié, éros) et les "colorer". Enfin,
L'affection élargit [notre esprit] ; de tous les amours, c'est le plus catholique, le moins étriqué, le plus large.
Elle ressemble à l'amour que décrivait Saint Paul (1 Co 13) : "L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; il ne fait rien d’inconvenant ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune".
Mais, en tant qu'amour-demandeur, elle est susceptible de perversions : elle peut trop facilement être perçue comme un dû, et dispenser de la politesse la plus élémentaire (résumée par Lewis en un principe : "ne jamais se mettre en avant"). Elle est aussi sujette à la jalousie : à cause de son caractère familier, elle se sent menacée par le moindre changement. On ne supporte pas que le frère ait un nouveau passe-temps, mais aussi que l'enfant transgresse l'éthique familiale... en la dépassant ! (en étant plus vertueux que ses proches).
En tant qu'amour-donneur, elle peut se pervertir si elle n'existe que par "besoin qu'on ait besoin de nous", alors que :
lorsqu'on donne, notre objectif réel doit être de placer celui qui reçoit dans une position où il n'aura plus besoin de notre don.
L'amitié (philia)
Un genre d'amour négligé par les contemporains, selon Lewis. Ce serait le moins biologique, grégaire ou nécessaire des amours humains.
C'est un très beau chapitre de ce livre. Lewis rend hommage à l'amitié, sentiment trop oublié ou mal-compris, si peu exalté en comparaison de la passion amoureuse. Je soupçonne Lewis d'avoir été un très bon ami, et d'en avoir eu d'excellents, et j'ai repensé à la lecture de ces pages au groupe des Inklings dont il était membre (une anecdote qu'il rapporte est tout à fait évocatrice des soirées de ces écrivains et amis).
Voici qui résume le caractère singulier de l'amitié selon Lewis :
Rien n'est plus différent d'une amitié qu'une liaison amoureuse. Les amants parlent sans cesse entre eux de leur amour alors que les amis évoquent à peine leur amitié. Les amants sont le plus souvent face à face, accaparés l'un par l'autre, les amis sont côte à côte, absorbés par quelque intérêt commun. Enfin et surtout, l'amour (tant qu'il dure) unit nécessairement deux personnes. Alors que deux est loin d'être le chiffre obligatoire de l'amitié et n'est même pas le plus favorable. [...]
[Quand un ami demande] "est-ce que tu m'aimes ?", il faut comprendre : "est-ce que tu vois la même vérité ?" ou, du moins, "t'intéresses-tu à la même vérité ?" [...]
C'est là la merveilleuse absence d'arbitraire, l'irresponsabilité de cet amour [...]. L’amitié est superflue, comme la philosophie, l’art et l'univers lui-même [...]. Elle n’a pas de valeur de survie ; c’est plutôt une des choses qui donne de la valeur à la survie.
"La véritable amitié est donc le moins jaloux des amours". Pourtant, elle connaît aussi ses perversions : la principale étant le risque d'indifférence, voir de sécession, par laquelle le groupe d'amis se mue en coterie.
Eros (l'état amoureux)
Lewis y inclut la sexualité (qu'il appelle Vénus) mais ne l'y réduit pas. Il y a de belles pages sur le désir sexuel, la gravité mal placée avec laquelle on prend l'acte sexuel (plus pertinent pour l'Angleterre post-victorienne que pour notre époque pensé-je), la nécessité de l'humour entre amants...
Un des premiers effets de l'éros est d'abolir la distinction entre donner et recevoir
dans une relation particulière. Du même coup,
La grande et continuelle tentation du mariage n'est pas la sensualité, mais l'avarice.
Trop exclusif, l'éros peut s'opposer à la justice et charité vers l'extérieur du couple. Mais selon Lewis le risque est moins que les amants s'idolâtrent l'un l'autre, plutôt qu'ils idolâtrent l'éros lui-même. Devenant leur dieu, la passion amoureuse justifierait toute action commise en son nom. Même s'il s'agissait d'un péché évident, l'éros excuserait tout. Un individu demande pardon pour avoir agi sous le coup de la colère ; mais il s'enorgueillit d'avoir fait une folie "au nom de l'amour".
N'en déplaise à la doxa, éros peut être mauvais conseiller pour les amants eux-mêmes :
L'éros ne vise pas au bonheur [...] Car l'éros se distingue par le fait que, s'il nous habite, nous préférons être malheureux avec l'être aimé qu'heureux dans d'autres conditions. [...] De nombreux mariages malheureux - et ce de manière prévisible - ont été, au départ, des mariages d'amour.
Lewis ne se prive pas de souligner la grandeur de l'éros. Tout comme la nature incarne, donne du sens, du poids, aux propositions métaphysiques (voir plus haut), l'éros est bel et bon quand il préfigure l'agapé :
l'engagement de l'éros donne sa substance au mot agapé. C'est comme si le Christ nous disait, à travers éros : "C'est exactement comme cela - avec prodigalité, sans compter - que vous devez m'aimer et aimer le plus petit d'entre vos frères."
Et il est bien normal que cet amour soit largement célébré :
D'un bond, il a franchi le rempart massif de notre ego ; il a même fait de la convoitise quelque chose d'altruiste, écarté le désir de bonheur personnel comme une pensée triviale et planté au cœur de notre être les intérêts de l'autre. Spontanément et sans effort, nous avons accompli la Loi (envers une personne) en aimant notre prochain comme nous-mêmes.
Cependant, "le vieux moi s'avère très rapidement ne pas être aussi mort qu'il prétendait être". Lewis affirme au lecteur que, "dans le mariage, l'éros en tant que tel ne suffira jamais". Mais cela n'est fatal qu'aux couples qui ont idolâtré l'éros. Les autres savaient qu'il n'était qu'un sentiment contingent :
Comme un parrain, c'est [éros] qui a prononcé les vœux ; c'est nous qui devons les tenir. C'est nous qui devons œuvrer afin de mettre notre vie quotidienne en accord avec ce que ces petits aperçus nous ont révélé. Nous devons faire les œuvres d'éros lorsqu'éros n'est pas présent.
L'agapé (amour de qualité divine)
C'est une des leçons, si ce n'est la leçon, du livre :
quelque chose d'autre doit venir au secours du simple sentiment si l'on veut que ce sentiment reste bon.
Dès l'introduction, Lewis annonçait la couleur en citant Denis de Rougemont :
L'amour commence à devenir démon dès l'instant où il commence à se faire Dieu
Ce constat est fait et répété à chaque chapitre, dès qu'une perversion possible d'un amour naturel est débusquée : pages 34, 41, 76, 110, 128...
Je vous laisse découvrir en détail ce chapitre, qui est à l'image du livre : ciselée, humble et édifiante. On y lit que Dieu communique de son amour-donneur surnaturel aux hommes, pour transfigurer leurs amours naturels. Non content de cela, il suscite aussi un amour-demandeur surnaturel (envers Lui-même et envers autrui).
Nous avons été faits pour Dieu. Si des êtres chers, sur cette terre, ont jamais éveillé notre amour, c'est seulement parce qu'ils étaient, à certains égards, comme Lui, une manifestation de sa beauté, de sa bienveillance, de sa sagesse ou de sa bonté. Nous ne les avons pas trop aimés, mais nous n'avons pas tout à fait compris ce que nous avons aimé.
L'art de la mesure
Partout, Lewis est pondéré. Il essaie d'être juste, et chaque auteur qui fait réellement cet effort (Camus par exemple) gagne immédiatement ma sympathie.
Il ne verse pas dans le dénigrement de l'amour-demandeur, ni dans l'idéalisation de l'amour-donneur (qui peut être tout à fait possessif, nous l'avons dit).
Il ne fustige aucune forme d'amour, ne dégrade personne : c'est un chrétien qui ne vilipende pas le corps ou l'élan amoureux (contre nombre de théologiens), un protestant qui évite l'ascétisme et l'augustinisme mal-placé, un universitaire anglais du siècle passé qui échappe relativement bien au sexisme.
Lewis est aussi un avocat de la mesure par opposition à l'hybris : avec lui, nous sommes invités à juger chaque chose et à lui accorder sa juste place, là où elle sera bonne. Au fil de la lecture, l'amour humain s'organise harmonieusement, les défauts de construction sont prévenus, et tout culmine en un retour à Dieu. En cela, c'est un livre rassérénant.
Je conclue cette critique par un autre leitmotiv du livre, tiré cette fois de l'Imitation de Jésus-Christ :
Le plus élevé ne saurait exister sans le plus modeste