Tout ou rien...
C'est ce genre de film, comme "La dernière tentation du Christ" de Scorsese", qui vous fait sentir comme un rat de laboratoire. C'est fait pour vous faire réagir, et oui, vous réagissez au quart de...
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le 6 sept. 2013
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Jean Ziegler est un Suisse altermondialiste qui a fait sa carrière aux Nations Unies. Il ne cesse, dans ses ouvrages, de dénoncer l'hypocrisie de l'Occident dans sa manière d'exploiter le Tiers-Monde via les institutions internationales. Ici, il livre une synthèse sur la catastrophique politique migratoire menée depuis 2016 par l'U.E. en Egée du Nord, en s'inspirant d'une courte mission opérée en mai 2019.
Le livre est court (130 pages écrit gros, découpé en 18 courts chapitres), synthétique, avec un mélange pédagogique de rappels du fonctionnement (ou plutôt du dysfonctionnement volontaire) des structures d'accueil et de storytelling rapportant des destins individuels de migrants, soit via des interviews menées par Z. lui-même, soit à travers des articles, dont j'avais vu passer certains. On est donc dans la tradition du réquisitoire politique qui cherche à faire réagir la société : noble combat.
Le livre est indéniablement engagé et accepte tout témoignage allant dans son sens : faudrait-il faire le tri parmi les ONG qui tirent la sonette d'alarme ? Je n'en sais rien, mais les faisceaux d'indice convergent : l'U.E. mène une politique incompatible avec les idéaux qu'elle professe, et nous ne pouvons nous permettre de dire que nous ne savons pas.
[Petite parenthèse. Ziegler est un vétéran du combat des droits de l'Homme, mais dans les années 1990, je pense par aveuglement, il a été un des défenseurs de Tarik Ramadan à Genève. Il fut sans doute séduit par la rhétorique tiers-mondiste de ce dernier. Cela n'ôte rien aux qualités de son ouvrage, mais cela reste dans un coin de mon esprit, hélas.]
I - Mai 2019. Arrivée de Ziegler à Lesbos, qu'il présente rapidement. Présentation de la politique des hot spots, qui sont censés être des points d'accueil des migrants, sous souveraineté du pays concerné (Grèce et Italie). Il y en a 5 en mer Egée. 34 500 migrants y sont parqués en 2019, dont deux tiers de femmes et d'enfants. Les camps ont une capacité d'accueil de 6 400 personnes. En théorie, la Grèce organise tout en collaboration avec trois institutions : Frontex (lutte contre le trafic d'êtres humains), Europol (interception de terroristes) et l'EASO (examen des demandes d'asile). Dans les faits, l'U. E. décide de tout. Les accords de Schengen sur la libre circulation intra-européenne ont eu pour effet de vouloir rendre les frontières extérieures étanches. Les réfugiés sont des diplomés issus de la classe moyenne qui fuient des conditions dramatiques en Syrie, Irak, Afghanistan, Iran. Démunis, ramassés par la police au petit matin, ils sont enregistrés, parqués, avec une allocation maximum de 360 euros par mois et par famille.
II - Chapitre concernant la technique des push-backs, manoeuvres des bateaux qui patrouillent dans les eaux turques (OTAN, Turquie, Grèce, Frontex) visant à décourager les bateaux de migrants et à les forcer à faire demi-tour avant les eaux grecques. Pratique documentée par des ONG comme Pro Asyl, Refugee Rescue, Border Monitoring, qui apportent des secours en mer. Les push-backs peuvent consister à frapper les migrants à portée de barre de fer, à tourner en rond autour de leur bateau pour déstabiliser leur canot pneumatique, voire à tirer à côté, comme avait pu le faire l'équipage du mal nommé Protector. Le but, hypocrite, c'est d'empêcher l'asile à la source. Des brutalités similaires ont été observées à la frontière de Bosnie.
III - Jusqu'en 2027, le budget "sécurité des frontières" et "Migrations" de l'U.E. est prévu à la hausse de 35 milliards. Christian Jakob a montré les réseaux du lobby des armes : satellite géostationnaire, drones, scanners de camions. L'U.E. utilise ces moyens et vend à la Turquie des mitrailleuses automatisées, placées sur le mur nord-ouest entre Syrie et Turquie. Ziegler tient à placer le nom de l'industriel Dirk Niebel, même si le lien avec ce qu'il décrit n'est pas clair.
IV - En 2013, 21 ONG ont lancé une campagne Frontexit. Frontex, de son côté, criminalise leur action en les accusant de complicité avec les cartels de trafiquants humains. Z. cite de multiples exemples de militants retenus, voire mis en jugement (puis relaxés) sur ce chef d'accusation, sans éléments concrets, mais pour entraver leur action de témoignage et d'aide. Rappel que celui à qui les passeurs confient le pilotage du canot est souvent considéré, à tort, comme un passeur.
V - Rappel des textes montrant qu'un réfugié, de droit, peut passer une frontière pour demander l'asile (art. 14 de la DUDH de 1948, préambule de la convention de Genève de 1951 et art. 1, 3, 4, 32 et 33). Les push-back sont des violations de ce droit. Combat de Z. auprès de Guterres, chargé des réfugiés en 2007, pour que le statut de réfugié inclue ceux qui souffrent de faim, et tension avec l'actuel patron de l'ONU. Z. décrit pourtant la salle de crise du PAM, à Rome, comme une structure qui pourrait monitorer ces questions.
VI - Rappels des chiffres des réfugiés : 60 millions, dont 25 millions à cause de la guerre/torture. Pic de l'été 2015. L'U.E. évoque un système de relocalisation des migrants entre ses membres qui n'a jamais marché, la Pologne souhaitant garder sa "pureté ethnique". Hongrie, Pologne, Tchéquie se sont assis sur le jugement de la CJUE. En revanche les hot spots sont mis en place, et donc surpeuplés. Les délais de traitement d'une demande d'asile peuvent y atteindre trois ans, à cause du sous-équipement des agences. Il y a 16 agents là où il en faudrait 100. Les Etats prêtent des fonctionnaires, qui ne restent pas longtemps, et les fonds alloués disparaissent dans les sables de la corruption grecque. Il y a même un trafic de gilets de sauvetage usagés, récupérés par les passeurs turcs, au vu et su de la police de Lesbos.
VII - Description des camps de Moria, à quelques kms de la ville touristique. Le camp en dur, placé dans une ancienne caserne pouvant abriter 3000 soldats, abrite 18 000 personnes. Ils sont entourés de "barbelés OTAN". A cela s'ajoutent les camps Oliveraies I, II et III, qui dépassent en horreur les bidonvilles que Z. a pu visiter à Dacca, Rio, Mumbaï, les migrants bricolant des abris. Les latrines, sans porte, sont très souvent bouchées et en nombre insuffisant. Le commandant Ioannis Balpakakis, interviewé par Z., se défausse en évoquant le manque de moyens. La gale est omniprésente. En hiver, des maladies se développent. Excréments à ciel ouvert, pas d'électricité ni d'école pour les enfants.
VIII - En octobre 2018, la tempête Zorba a détruit le camp des Oliveraies, provoquant l'émotion dans les médias. MSF a pris des photos accablantes. L'ONU a protesté mais l'indignation fut de courte durée.
IX - Témoignages recueillis par Z. auprès de migrants, via des interprètes. Une famille afghane de Hérat entassée avec une autre dans un demi-container (6 m²). La mère, Semeen, a les joues creuses. Les distributions de nourriture sont chaotiques et ce qui est distribué n'est pas bon. Avec une ONG, elle a lancé une petite boulangerie artisanale. Les corps de réfugiés portent de nombreux stigmates de violences.
X - Tente collective de survivants du bombardement de Yarmouk, un des plus grands camps palestiniens en Syrie avant la guerre. Parmi eux, un cardiologue, un avocat, qui attendent une audition pour demande d'asile. Les autorités se rejettent la responsabilité : le commandant de Moria renvoie à Athènes, Athènes à l'UE, l'UE à la bureaucratie grecque.
XI- Rappel des textes garantissant le droit à l'alimentation (un des fers de lance de Z.). Les distributions ont lieu chaque jour deux fois par jour, en huit points. Il y a entre deux et quatre heures de queue. Malgré leur faim, les migrants laissent souvent de côté tout ce qui est viande ou poisson, qui semble avarié. L'administration se retranche hypocritement derrière les particularités culturelles des migrants, alors que ce sont les entreprises de traiteur qui économisent sur les coûts. Exploitation de la détresse humaine.
XII - Sur les initiatives solidaires pour pallier le vide de l'U.E. Car les habitants de Lesbos sont souvent des grecques qui ont dû fuir l'Anatolie après le traité de Lausanne. Des bénévoles du Art Hope Center fournissent aux enfants de quoi dessiner. un restaurant afghan solidaire emploie quelques migrants. L'ONG Refugee Support Aegean fournit des avocats bénévoles pour faire avancer les démarches d'asile. Les habitants ont aussi créé Lesvos Solidarity, qui a créé un cimetière solidaire pour inhumer les morts, et un hâvre pour les malades et les mineurs isolés. Une jeune femme, Fabiola, a payé l'opération d'un migrant gravement blessé à la jambe. Témoignage terrible d'un jeune Syrien, Humama, qui a vu sa famille tuée par un sniper puis a été victime de violences policières et a obtenu l'asile, alors que son père devait être renvoyé au pays. Refugee Support Aegean a obtenu révision de cette décision. Le bilan me semble tout de même dérisoire.
XIII - Retour sur l'accord du 18-19 mars 2016, au cours duquel l'U.E. a négocié un deal avec la Turquie : elle conserve 1, 5 million de réfugiés sur son sol en échange de 6 milliards d'euros, la reprise des négociations à son adhésion à l'U.E. et des facilités de visa européens. Même Jean Quatremer a reconnu que c'était une attaque contre le droit d'asile. Cela n'a pas découragé l'afflux de réfugiés, qui s'entassent dans les hot spots. Deux plaintes ont été déposées contre l'EASO, chargée de l'examen des demandes d'asile. L'interrogatoire pour demande d'asile dépasse rarement les 15 minutes, ce qui est absurde, et les délais avant même le premier entretien peuvent être de deux ans. La déléguée de l'UE saisie a reconnu des dysfonctionnements. Le groupe des Verts a montré que sur 40 cas de demandes, 30 avaient vu des droits élémentaires violés. Et en Syrie, les migrants retenus n'ont pas l'asile, mais un statut temporaire.
XIV - 2019 est le trentième anniversaire de la convention des droits de l'enfant. Rappel des textes. Pourtant, à Moria, où 35 % des réfugiés sont des enfants, il n'y a pas d'accès à l'éducation, à l'hygiène, à une alimentation suffisante. Les mineurs non accompagnés traînent, sans suivi psychologique, alors qu'ils viennent de zones de guerre, et à la nuit tombée sont victimes d'abus sexuels.
XV - Rappel de l'histoire du HCR, à la logistique très solide malgré son sous-financement à 6,2 milliards de dollars. Evocation des mandats de Sadako Ogata et Antonio Guterres. Z. en appelle au commissaire actuel du HCR, Filippo Grandi, de mettre l'U. E. en demeure de respecter les droits des migrants, ou d'intervenir, en passant outre le principe de subsidiarité.
XVI - L'EASO classe parfois certains cas, qui relèveraient de personnes vulnérables disposant de droits particuliers, comme des personnes "normales". Rencontre avec Caroline Willemen, de MS, qui a ouvert à Lesbos une mission de suivi psychiatrique. Beaucoup de migrants, choqués des conditions à Moria, se scarifient. Rappel de l'article-choc de Sarah Halifa-Legrand, du Nouvel Obs, "Lesbos, l'île où les migrants deviennent fous".
XVII - Citation de Boutros Boutros-Gali (Booboo pour les intimes) sur les droits de l'Homme, qui ne sont pas un plus petit dénominateur commun, mais un langage commun. Rappel de la difficile élection de Van der Leyen en 2019, avec l'appui d'Orban, opposé au droit d'asile. Les pays qui freinent l'accueil des migrants ont aussi beaucoup bénéficié du Fonds de Cohésion. L'U. E. devrait suspendre ses aides tant qu'ils ne plient pas. Aucune remise en cause des hot spots, au contraire. Le nouveau premier ministre grec, Kyriakos Mistoakis, est favorable à leur multiplication. La stratégie de la terreur des pushbacks et de Moria a cependant peu de chance de décourager des réfugiés qui fuient la mort. Michelle Bachelet a protesté contre la criminalisation des ONG.
XVIII - Z. conclue sur une anecdote dans laquelle Benjamin Franklin, défendant la Déclaration d'indépendance américaine, évoque "le pouvoir de la honte" devant un jeune Danton.
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le 26 juil. 2020
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