Que cet amour est beau. Cet amour vrai, entier, qui embaume, chaque page, chaque histoire de son œuvre infiniment précieuse. Giono est paysan de toute son âme et n’a de cesse de le déclarer, avec passion.


Il les aime ces hommes, enracinés dans cette terre ajustée à leur besoin, à leur mesure d’hommes. Cette terre qui leur donne si généreusement, et au prix d’un travail haletant, le fruit de leur indépendance. Car il est bien question ici d’indépendance. Ce que Giono déclame avec entrain dans cette lettre, c’est son amour pour la sagesse première, celle qui sait d’où proviennent les choses, qui apprécie à sa juste valeur le miracle qui éclot de la lenteur. Celle qui sait résister à la monétisation des tâches et des biens, à l’asservissement patronal, à la division infantilisante du travail - ces derniers brisant les liens sacrés de la création, de l’ouvrage, terreaux essentiels au rayonnement de l’âme.


Ce chant harangueur, c’est aussi la mise en garde contre une colère latente. Une colère qui vient d’un abandon profond, du pays qui envoya ces hommes en première ligne, laissant femmes et enfants s’acharner sur leur double peine, pendant que les ouvriers étaient réquisitionnés pour alimenter l’industrie des machines, dans un but desservant toujours leurs intérêts. Une colère de se voir inexorablement dépossédés de leur sens paysans par la course frénétique au profit, par le joug de l’avidité, les acheminant insidieusement et irrémédiablement vers le statut d’ « ouvriers » agricoles - de miséreux prisonniers du temps.

Pour répondre à cette juste colère, à cette « maladie du déshonneur », cette « hémorragie de noblesse » qui touche l’homme moderne et le rend asservit comme une bête, Giono propose « l’emploi de la grandeur ». De fait, à une révolte sanglante et vaine il oppose une grandeur patiente et mesurée, faiseuse de miracle :


« Ni vous ni moi n’avons la maladie moderne de la vitesse. Je ne sais pas qui a fait croire que les miracles éclataient comme la foudre ? C’est pourquoi nous n’en voyons jamais. Dès qu’on sait que les miracles s’accomplissent sous nos yeux, avec une extrême lenteur on en voit à tous les pas. ».


Puis d’ajouter qu’une telle prise de position ne reflète en rien d’une mièvre opposition pacifiste :

« (…) je ne suis plus du tout disposé à défendre la paix au profit d’hommes qui ne cessent de rendre ainsi la guerre logique et raisonnable. Il ne suffit pas d’être pacifiste, même si c’est du fond du cœur et dans une farouche sincérité ; il faut que ce pacifisme soit la philosophie directrice de tous les actes de votre vie. Toute autre conduite n’est que méprisable lâcheté ». 1938.


Presqu’un siècle plus tard, ce cris du cœur résonne dans toute son acuité. Les champs se retrouvent toujours plus uniformisés - sur un territoire qu’on voudrait modeler à l’image des grandes plaines américaines -, sous la loi de fer et la dépendance délétère des intrants, sous le carcan du monopole mondial et par quelques entreprises d’un nombre limité de graines stériles. L’agriculture française depuis des décennies sous perfusion, le prix du blé ne représentant plus que quelques centimes par baguette. On parle de parcellisation des taches horaires. Les agriculteurs en perte de sens, enchaînés, payent le choix des premiers pas de leurs ainés. Le suicide menace sérieusement et s’immisce dans bons nombres de têtes. Le paysan moyen est meurtri, « il n’y a plus assez de musique dans son cœur pour faire danser sa vie » (Céline).


Même si, à prendre exhaustivement, cette vue de l’esprit, cet appel au renouveau complet de la culture vivrière semble évidemment incompatible avec les fondements de notre société, elle a le précieux mérite de nous faire sentir l’impasse d’un système poussé à bout, dans un dévoiement mortifère. La frénésie de l’homme moderne le brule, il a fait aboutir un système dépassé, en dissonance complète avec le réel.


PS : Je recommande chaudement les deux documentaires que sont "Nous paysans" d'Agnès Poirier ainsi que le livre éponyme et "Tu nourriras le monde" de Floris Schruijer & Nathan Pirard. Chacun retrace avec un prisme qui lui est propre (se rendant ainsi complémentaires) l'histoire de l'évolution du monde agricole au XXème siècle.

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le 17 oct. 2023

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