« Fais-le, mon cher Lucilius ». Dès les premiers mots de la correspondance, nous sommes pris.es dans la discussion entre Sénèque et son ami (réel ou fictif) Lucilius, avec qui l’on se confond tout de suite. Sénèque nous exhorte à faire bon usage du temps qui nous est imparti, à tenir le compte de nos dépenses. Quel étrange livre de philosophie qui commence avec un conseil « bien-être » d’un magazine d’été. C’est que Sénèque commence par nous donner des conseils directs sur notre quotidien : pour un.e Stoïcien.ne, la philosophie est d’abord affaire d’art de bien vivre. Les dogmes, les concepts, les idées, ce sera pour plus tard (à partir de la lettre 30).
Les Lettres à Lucilius sont un ensemble de 124 lettres, écrites entre 63 et 65. Elles constituent la dernière œuvre de Sénèque avant sa mort. Quand vient la seconde moitié du premier siècle de notre ère, Sénèque est l’un des citoyens les plus célèbres de son temps ; il est également le précepteur du jeune Néron, et devient ensuite le conseiller de l’empereur devenu adulte. Sénèque espère d’abord réformer le césarisme sur son emprise sur Néron, mais il déchante vite. Néron se révèle plus cruel et sanglant encore que ses prédécesseurs Tibère et Caligula, plus fou que le vieux Claude. Il cherche à fuir, en vain. Ce n’est que lors de l’incendie de Rome en 64 que Sénèque trouva l’occasion de se retirer dans une villa à proximité de la capitale. Lorsqu’il saisit enfin cette chance, Sénèque a déjà commencé à correspondre avec Lucilius.
On peut lire les Lettres comme un plaidoyer de Sénèque pour sa propre vie, un exercice de préparation à la mort et de défense de sa postérité, comme une consolation du citoyen d'un empire fou qui ne connaît plus que la violence. Mais ce serait laisser de côté le profond pouvoir qu’il exerce sur son.sa lecteur.ice. C’est peut-être pour cela que ce livre a connu une destinée aussi singulière. Peu de textes philosophiques (à part le Timée de Platon, peut-être) ont été lu tout au cours de l’histoire. Il n’a jamais été oublié, et périodiquement, tel Montaigne, des philosophes se revendiquent de lui. Sénèque parle à notre âme, à notre être profond, il se confesse à nous et nous nous confessons en retour. Il cherche à nous transformer, à nous séduire, à nous convertir à un mode de vie proprement philosophique, orienté vers le véritable bien : le bien moral.
Je ne vais pas vous déballer toute la théorie stoïcienne ici. D’ailleurs, tout comme Marc-Aurèle, il est possible de le lire sans avoir fait une licence de lettres classiques ou de philosophie. Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue durant la lecture que chaque conseil, chaque phrase, s’inscrit dans un corpus doctrinal plus large. Ce livre n’est pas, vous l’aurez compris, un livre de « développement personnel ». Le bien moral, pour un.e stoïcien.ne, c’est correspondre à sa propre nature. La nature de l’être humain, c’est d’être rationnel.le. Donc, être vertueux.se signifie suivre la raison. Mais on ne le fait pas gratuitement : si on suit la raison, c’est parce qu’elle seule est capable de nous délivrer un bonheur véritable.
Suivre la raison implique de retourner en soi et de se détourner de l’influence néfaste de l’opinion, de la foule, de sa propre famille. Les premiers conseils de Sénèque sont un appel au repli, à ne se fier qu’au jugement de notre âme. Et là vous allez vous dire « bouh, encore un autre ascète barbu qui va nous dire que le corps c’est caca » et vous n’aurez pas tout à fait tort. Mais ce n’est pas un vieux cours de catéchisme : il n’y a ni juge ni coupable. Simplement, il y a celleux qui se trompent, et celleux qui suivent la raison droite.
Afin de diffuser la pensée stoïcienne malgré son aridité certaine, Sénèque se fait « pédagogue du genre humain ». Aujourd’hui, nous dirions qu’il utilise des « soft skills » : l’empathie, l’amitié, la rhétorique, le conseil, le partage. D’où le sentiment de proximité avec Sénèque lorsqu’on le lit : nous devenons un.e intime, un. confident.e, un.e ami.e, nous sommes la personne avec qui il correspond.
De là, deux niveaux de lecture sont possibles. Soit on lit Sénèque comme nous lirions la lettre (on en reçoit bien peu de nos jours, mais passons) d’un.e ami.e de bon conseil, soit on le lit comme une invitation à une transformation philosophique de soi, pour laquelle il faudra mettre les mains dans le cambouis doctrinal du stoïcisme.
Mais quoi que soit notre bagage, Sénèque ne cesse de nous intriguer, de nous inspirer, de nous faire réfléchir. Sénèque nous transmet l’urgence de sa mort imminente : nous sommes toustes en sursis, et chaque instant est l’occasion idéale pour nous réformer, nous convertir, nous interroger. Non pas pour atteindre un paradis chrétien, mais pour vivre une vie digne de ce nom. Chaque action est l’occasion d’un entraînement à la vertu, chaque situation est une opportunité pour mieux faire. « Une grande partie de la vie s’écoule à mal faire, la plus grande à ne rien faire, la vie toute entière à faire autre chose ».
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