Émerveillement, curiosité, admiration, incommunicabilité, rancœur, regrets. Tels sont les symptômes d’un amour véritable, d’une passion à la sincérité demeurée intacte, que Lafcadio Hearn verse dans ces lettres. Affection qui se débat dans un cœur solitaire avec perte et fracas, mais toujours empreinte pourtant d’une infinie délicatesse, caresse d’un esprit si tendre et compréhensif, dans lequel succède à la fascination de la nouveauté l’apprivoisement parfois douloureux du quotidien. Dans ces correspondances laissées derrière lui par l’écrivain se mêlent découvertes, réflexions, anecdotes et commentaires d’œuvres, qui en faisant état de l’évolution de ses états d’âme offrent un portrait sensible et prodigieux de cette histoire d’amour entre un homme et un pays.
La vie de Lafcadio Hearn est peinte aux couleurs de l'exil. Exil, le mot paraît si austère pour décrire des tons si vifs, si éclatants. Lafcadio, baptisé du nom de l’île grecque qui l’a vu naître, gardait gravés dans son cœur les palmiers de la Martinique comme les immeubles de Cincinnati, les ruelles de Dublin comme les danses traditionnelles du Japon. Le Japon : celui-là que, dans l’immensité d’un monde en rapide évolution, il choisira pour finir ses jours, renonçant à sa précédente identité pour devenir Yakumo Koizumi. "L’immigré qui aimait tant le Japon. Le seul Européen peut-être qui ait connu ce pays, complètement connu, le seul qui l’ait complètement aimé." écrivait Hugo von Hofmannsthal à son sujet, à une époque où Orient et Occident se mêlaient encore si peu.
Pourtant, qui peut trouver refuge dans une terre si lointaine sans avoir le cœur traversé de doutes, sans se sentir vaincu par d’amères désillusions ? Si ces lettres japonaises sont une véritable déclaration d’amour au Soleil Levant, c’est avant tout parce qu’elles narrent cette relation sans chercher à l’embellir. C’est parce qu’elles rendent aussi compte avec sincérité de la distance, du scepticisme, de la frustration qui semble parfois confiner à la fureur, comme lorsque Lafcadio, au milieu d’une tirade corrosive, s’exclamera sournoisement : "En y réfléchissant, qu’y a-t-il de grand au Japon, exception faite pour le Fuji et les rangées de montagnes ? Qu’est-ce que l’homme y a créé qui y soit grand ? Qu’a-t-il accompli de grand ? Que pense-t-il de grand ? Que ressent-il de grand ?"
Elle est là, cette passion véritable, dans ces déchirements, dans ces rancunes intimes, dans ces envolées lyriques exaspérées. Dans cette oscillation entre l’admiration la plus béate et le dépit le plus bas. Celui qui mettra toute son âme à scruter le Japon pour tenter de déceler son essence restera à jamais frustré des barrières qu’il ne parviendra pas à franchir. Rongé par le Japon comme on l’est par une maladie, il éprouvera dans son corps et son esprit les effets de cette civilisation si différente, qui à n’en pas douter lui feront ressentir avec une rage impuissante sa nature désespérément occidentale. Si avide de comprendre, de recueillir, de retenir, ses lettres sont avant tout la trace d’un combat pour appréhender ce qui, en cette fin de XIXième siècle, reste un territoire encore largement inaccessible au reste du monde.
Ainsi, à travers ses mots, on retracera son parcours, ses découvertes au fil des années. S’attachant à narrer son quotidien, à décrire les coutumes, à faire mention de ses visites, Lettres japonaises représente en premier lieu un journal de voyage, dans lequel il fait partager à ses correspondants les étapes d’un pèlerinage qui alimenteront sa réflexion sur la civilisation japonaise. Ainsi, si le récit de ses errances est en lui-même intéressant, c’est avant tout parce qu’il forge sa pensée, son approche philosophique et intellectuelle de l’Orient qu’il retiendra l’attention du lecteur. Loin d’être stériles, les voyages de Lafcadio Hearn sont une source inépuisable dans laquelle il trempera sa plume pour y mêler son esprit sensible et critique.
Ce faisant, il nous offre de formidables témoignages de son époque. Témoignage de la vie traditionnelle du Japon d’une part, et des subtils changements venus de l’Occident qui, gonflant de plus en plus, bouleversant l’île si longtemps fermée aux influences étrangères, transformant ses pratiques et son peuple, suscitent dans le cœur de Lafcadio le plus vif accablement alors qu’il tente de retenir frénétiquement l’image évasive et éphémère qu’il s’est construite d’un pays en pleine mutation : "En revanche, je déteste – d’une inexprimable détestation, le franc égoïsme, la vanité apathique, le scepticisme vulgaire du nouveau Japon […], ayant un cœur aussi vide et amer qu’un citron desséché…"
Témoignage de la vie intellectuelle de son temps, aussi, puisque dans ces échanges entre lettrés apparaîtront bon nombre d’œuvres de ses semblables, qui feront l’objet de critiques éclairées et éclairantes. Préoccupé par ce que d’autres ont pu écrire avant lui sur ce pays qui l’a adopté, il trouvera dans les lignes de Loti, Lowell ou Chamberlain de quoi alimenter sa propre dialectique intérieure, une inestimable matière à méditer et à réfléchir. Un appel à l’humilité, aussi, qui révèlera son âme d’auteur en le faisant maintes fois douter : "Vraiment cela me paraît une impertinence de ma part d’essayer d’écrire quoi que ce soit sur le Japon." Quel bonheur qu’il ne se soit point laissé abattre par ce sentiment d’infériorité, mais ait au contraire lutté pour laisser dans son sillage Kwaidan, Kokoro ou encore La Lumière vient de l’Orient…
Il est presque ironique de dérouler la liste si prolifique des écrits qu’il a pu produire sur le Japon alors qu’il n’a de cesse, dans ces lettres, de se lamenter contre la difficulté qu’il a à faire résonner sa plume dans le contexte japonais. "Jamais une belle inspiration […], jamais un frisson, comme les français disent tellement mieux que nous. Aussi tout travail littéraire est-il sec et dur, osseux, mort." Ces aveux sont largement touchants, car ils témoignent de la fragilité de la vie intérieure d’un écrivain, à l’art si vulnérable parce que si dépendant d’un état d’esprit. Ainsi, ces correspondances ne sont pas qu’une ode au Japon, mais aussi à l’écriture, au tressage serré d’analyse et de sensibilité qu’elle représente, et au combat que chaque ligne représente pour celui qui veut trop bien faire.
Cependant, on est plus d’une fois tenté de grincer des dents, à la lecture de certains commentaires condescendants que cette frustration lui arrache. Ainsi, si son admiration pour les japonais revient régulièrement, son vocabulaire trahira une distanciation réductrice avec ce peuple qu’il ne peut pas tout à fait comprendre, parfois au moment même où il cherche à le flatter : "Un ordre intellectuel inférieur est contrebalancé par une sensibilité enfantine, afin d’équilibrer également la souffrance dans l’ordre éternel des choses." Ces mots sont peut-être d’autant plus dérangeants qu’il ne les formule pas avec mépris, mais comme s’il lui était simplement permis de constater et d’arbitrer, pour déclarer que ce Japon qu’il ne peut pourtant totalement appréhender appartient à "un ordre intellectuel inférieur"…
Fort heureusement, ces lettres sont aussi illuminées d’anecdotes qui transpirent d’une fascination brute et sincère, et qui parviennent à contrebalancer ces paroles maladroites, même si à leur façon elles ne sont pas moins stigmatisantes. Frappé de plein fouet par cette lumière venue de l’Orient, Lafcadio reviendra toujours de loin en loin à cette admiration dévote, presque jalouse. Rien n’égalera pourtant la pureté de cette sensation première alors que, en avril 1890, il écrit à Elisabeth Bisland à son arrivée sur cette terre encore inconnue son vœux de "pouvoir [se] réincarner dans quelque petit bébé japonais, afin de sentir et voir le monde d’une façon aussi belle que le fait l’esprit japonais". On lui souhaite d’avoir été exaucé.