Il existe des romans qui par la profondeur de leur histoire vous émeuvent, vous touchent et ne vous quittent plus. Il en existe qui peuvent vous captiver, vous surprendre et vous pousser à la réflexion. D'autres encore renferment une plume particulière, qui vous enivre et vous laisse sans voix. Et bien, sans conteste, Liên de Mê Linh de Jean-Marc Turine c'est tout cela, à la fois.
De part sa forme, tout d'abord, ce livre surprend. Épuré, il n'attire pas le regard, il l'intrigue. Lorsque vous lisez les premiers mots, vous comprenez rapidement que ce livre revêt une importance certaine et que votre lecture aura un poids moral. Il vous amènera à vous poser des questions, à réfléchir, à analyser les contextes, les actes... Ce livre possède une âme, la sienne, pareille à nulle autre. Faite de force, de douceur, d'amour, de colère, de stupeur, de tristesse. Oui, le poids de ce livre affaisse autant qu'il éveille en vous un torrent d'émotions. Il sait se faire lourd de sens mais paradoxalement il rayonne, il illumine les consciences, il se veut accessible, presque aérien et mélodieux.
Cette histoire nous replonge dans l'Histoire. Ici, gloire et distinctions militaires on laissé place à la désillusion, à la honte et à l'horreur...
L'Histoire nous est souvent contée du point de vue des plus forts ou des vainqueurs...Ainsi, sont mis en valeur les prouesses guerrières, les héros, ceux qui se distinguent par leur courage, par leurs actes de bravoures ou par la bonté de leur cœur...Ce n'est cependant qu'une partie de l'Histoire seulement. Dans le roman de Jean-Marc Turine, vous plongez en eau trouble, vous accédez aux "non-dits", vous déterrez les fantômes du passé et enfin, vous ouvrez les yeux. La face cachée de l'iceberg est enfin visible...elle émerge et vous saute avec violence au visage...
Parlons tout d'abord du contenant. Comme je le disais, ce livre se veut minimaliste en terme de couverture. Sobre. Il intrigue le lecteur. Lorsque celui-ci débute sa lecture il est rapidement surpris par le choix de l'auteur : la majeure partie du roman est dénuée de ponctuation.
Perplexe, quelque peu déstabilisé, le lecteur doit prendre le temps de s'imprégner de l'ambiance du roman pour trouver son propre rythme, alternant rapidité et lenteur en fonction de ses émotions, de ses envies, de ses besoins. Tantôt rapide, passionnée, engagée, la lecture se fait comme en accélérée...comme pour passer plus vite encore sur l'horreur, l'injustice, la souffrance. Tantôt lente, contemplative, presque monacale, elle se veut respect et émotion, presque poésie. Ce roman est vivant, souvent émouvant, percutant et délicat.
Quant au contenu, il y a tant à dire.
Ce roman se lit telle une longue lettre adressée à Liên. Liên, jeune fille de dix-huit ans qui en paraît dix de moins et qui vit au Viêt-Nam. Liên dont le père a été contaminé par l'agent orange durant la guerre. Liên, une victime collatérale d'une guerre qu'elle n'a pas connu.
Cette jeune fille ne parle pas, ne sourit pas et semble déconnectée du monde qui l'entoure. Où est-elle ? Que voit-elle ? Que comprend-elle de tout ce qui se joue, jour après jour, autour d'elle ? ...
Alors l'auteur lui parle. Il lui raconte les combats, le calvaire, la misère, la tristesse, la désillusion, l'espoir et le courage de tant d'autres victimes de cette guerre... Parce qu'elle n'a pas de voix. Parce qu'on ne lui laisse pas le droit d'en avoir une. Parce que Jean-Marc Turine souhaite changer cela, en lui en offrant une, le temps d'un livre, à travers tous ces visages, tous ces portraits, tous ces destins brisés.
D'ailleurs, parlons de ces victimes. Certaines sont nées avec des difformités plus ou moins importantes, d'autres ne voient apparaître les effets de la maladie que plusieurs années après leur naissance...Tandis qu'une poignée peut parler, s'instruire, travailler... d'autres encore semblent ailleurs, et ne seront jamais autonomes et indépendants.
Tant de colère émane de ce livre. Tant de rancœur. La dioxine a ravagé des paysages, tué des gens par ricoché et condamné tant et tant de personnes...Et ce crime est encore aujourd'hui impuni et tend à disparaître de la mémoire collective. Qu'en reste-t-il d'ailleurs ? Nos manuels scolaires n'en parlent pas ou ne font que l'évoquer. Telle une souillure, on veut l'effacer, la passer sous silence...
Au jour d'aujourd'hui, les Etats-Unis et Monsanto, la firme qui a créé et commercialisé l'herbicide responsable de ce carnage, refusent encore d'admettre leur implication dans les dommages causés à la population Vietnamienne.
A travers les portraits de victimes que nous dresse l'auteur, le lecteur comprend rapidement que ce livre n'est pas qu'un cri du cœur pour cette jeune Liên de Mê Linh, les enjeux sont tout autre. Ce livre est un cri de colère, un cri d'espoir. Jean-Marc Turine ne veut pas que nous oubliions ces victimes collatérales. Il veut que nous mesurions à quel point la vie de ces personnes, innocentes, ainsi que celle de leur entourage, a été impactée de façon irrémédiable par l'agent orange, par la folie et l'ambition d'hommes peu scrupuleux, prêts à tout pour défendre leurs intérêts, quitte à tuer, quitte à sacrifier.
L'auteur s'adresse à Liên mais c'est à nous qu'il souhaite délivrer un message. Il écrit pour que nous, lecteurs, nous puissions comprendre ce qui s'est joué à cette période de l'Histoire. Que nous puissions replacer les choses dans leur contexte et ouvrir les yeux sur le machiavélisme et l'avidité de certains...Il écrit pour les victimes, pour nous, afin que les "mises sous silence", les "blancs" de l'Histoire n'en soient plus. Il écrit pour que Liên, Nghiâ, Toan, Luu Viet Kiên et tous les autres ne soient pas des oubliés de l'Histoire.
Cette lecture, remplie d'émotions, a été bouleversante de bien des façons. Il faut que vous lisiez ce livre vous aussi. C'est une nécessité.