Jusqu'à présent, ce que je savais d'Abraham Lincoln pouvait plus ou moins tenir en une ligne : l'un des plus célèbres présidents américains, vainqueur de la guerre de Sécession, abolit l'esclavage, mort assassiné en 1865. Après avoir lu récemment les biographies d'autres grands dirigeants du 19ème siècle (Victoria, Cixi, Bismarck), j'ai donc poursuivi dans cette voie fort instructive avec cet ouvrage sous-titré "L'homme qui sauva les États-Unis"... Et je crois avoir très bien fait.


Écrite par l'un des spécialistes français de l'histoire américaine, cette biographie est un modèle du genre. On a là un récit chronologique (sans doute le meilleur choix pour bien comprendre le cheminement et l'évolution du personnage étudié), une écriture sans fioritures, sans effets de style, mais claire et agréable. Le risque avec les biographies de figures politiques est de se perdre dans les manœuvres de partis, de lire d'interminables rapports d'élections, avec le nombre de voix et les pourcentages obtenus... Les passes d'armes politiques de Lincoln, notamment avec son "meilleur ennemi" Stephen Douglas, occupent certes plusieurs chapitres, mais l'ensemble reste tout à fait digeste. Bernard Vincent évite un autre piège lorsqu'on en arrive, à la moitié du livre environ, au "gros morceau" qu'est la guerre de Sécession : même lorsqu'il évoque des événements militaires auxquels le Président n'a pas pris part en personne, l'auteur ne perd jamais de vue son "héros". Les tenants et aboutissants du conflit, ses grandes étapes, les batailles, sont ainsi relatés, mais sans que cette biographie de Lincoln ne devienne jamais une "Histoire de la guerre civile américaine". L'homme demeure au centre du récit, et sa vie privée, ses rapports avec sa femme, ses fils ou ses amis, sont largement traités dans ces pages.


L'un des éléments les plus frappants à la lecture de cette biographie est que, à l'inverse de ce que l'on imaginerait spontanément (et à l'inverse de ce que cherche à nous faire croire Steven Spielberg dans son film, que j'ai pris le temps de regarder en parallèle de ma lecture) Lincoln n'était en rien un abolitionniste militant. Si d'un point de vue personnel il était opposé à l'esclavage, d'un point de vue politique il fit en sorte de prendre en compte les revendications du Sud et, surtout, de ménager les États "intermédiaires" susceptibles de basculer du côté sécessionniste en cas de lois antiesclavagistes... Si bien que Lincoln fut sans cesse combattu par les partisans de l'abolition immédiate et inconditionnelle de l'esclavage. De même, on peut être surpris par des prises de position qui, avec une grille de lecture de notre siècle, paraissent affreusement racistes et choquantes : ainsi, selon Lincoln, Blancs et Noirs appartiennent à deux races fondamentalement inégales, qui ne sont pas vouées à cohabiter l'une avec l'autre... d'où les projets, auxquels il apporta tout son soutien, consistant à envoyer les esclaves affranchis vers le Liberia ou le Panama, et qui aujourd'hui ne peuvent qu'évoquer les fantasmes de "rémigration" de certains illuminés d'extrême-droite. Voilà qui confirme, s'il en était besoin, à quel point il est absurde de vouloir juger les personnages et les faits historiques à partir de critères modernes...


Tout aussi frappante est l'incroyable probité de Lincoln, sa franchise, sa droiture, son respect de l'adversaire... autant d'éléments qui paraissent incompatibles avec une carrière aussi accomplie que le fut la sienne. Je suis partisan de l'idée selon laquelle chaque "grand homme" et de manière plus générale tout individu puissant est forcément un pourri, persuadé que, aujourd'hui comme hier, les bons, les gentils, les honnêtes, n'ont aucune chance de se faire une place dans un monde conçu par et pour les salauds... Force est de constater que "Honest Abe" est l'exception qui confirme la règle. Il y a quelque chose de réconfortant dans le parcours de cet authentique self-made man, ce fils de fermier du Kentucky qui a su se hisser jusqu'aux plus hautes fonctions sans jamais déroger à ses principes d'intégrité.


J'ignore si cette biographie apporte de nouveaux éléments d'analyse sur la carrière et l'œuvre de Lincoln, et si des spécialistes pourront la lire avec profit ; mais en ce qui me concerne, partant presque de zéro dans ma connaissance du personnage, j'y ai trouvé ce qu'il me fallait et, par conséquent, la recommande à tous ceux qui voudraient aller au-delà de ce que l'on sait d'emblée sur le président qui gagna la guerre de Sécession, abolit l'esclavage et mourut assassiné en 1865...

Oliboile
7
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le 3 mai 2018

Critique lue 102 fois

Oliboile

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