Cory Doctorow est jusqu'à maintenant passé inaperçu en France. Un roman qui n'a guère marqué les esprits (Dans la dèche au royaume enchanté, Folio SF), une nouvelle dans Galaxies et une dans Solaris, c'est à peu près tout ce que le lecteur francophone a eu l'occasion de lire. Pourtant, l'auteur canado-britannique a de quoi séduire le lectorat SF : représentant de l'Electronic Frontier Fondation pendant plusieurs années (une ONG de défense de la liberté d'expression sur Internet), il est aussi cofondateur du blog Boing Boing, certainement le plus important site web sur la culture cyberpunk au sens large. Spécialiste de la gestion des droits numérique, il diffuse ses textes sur Internet en licence Creative Commons avant de les publier dans l'édition traditionnelle. Little Brother arrive en France précédé d'une réputation flatteuse : paraissant dans une collection jeunesse (young adult aux USA), il a été nominé en 2009 pour le prix Hugo du meilleur roman, face à Neil Gaiman, Neal Stephenson, Charles Stross et John Scalzi.
Marcus est un adolescent de dix-sept ans de la région de San Francisco féru de technologie. Il sèche l'école un après-midi avec quelques amis pour participer à un jeu quand des terroristes détruisent un pont, le Bay Bridge, noyant du même coup une ligne de métro et faisant quelques milliers de morts. Pris dans la panique, les jeunes fuient un abri et se font arrêter violemment par un groupe du DHS (le department of homeland security, département de la sécurité intérieure, une organisation fondée par George W. Bush suite aux attentats du 11 septembre) qui les emprisonnent sur une île de la baie. Suspectés d'avoir participé à l'acte terroriste, ils sont interrogés brutalement jusqu'à ce qu'ils donnent leurs codes de téléphone portable et de mails pour que le DHS puisse tout fouiller. Libéré au bout de quatre jours à condition de ne surtout pas parler de cet enfermement, Marcus retourne chez lui et décide de se venger en utilisant les moyens technologiques à sa portée. Sauf que l'attentat sert de prétexte au gouvernement pour faire voter un Patriot Act II, généralisant une surveillance resserrée de toute la population soi-disant pour lutter contre le terrorisme.
Liberté d'expression, contrôle démocratique du gouvernement ou policier de la société, utilisation de l'informatique et d'internet comme contre pouvoir, voire comme moyen de mener une résistance anonyme : difficile d'avoir des thématiques plus actuelles au moment où les lobbys de défense des ayants droit poussent des lois liberticides aussi bien aux États-Unis qu'en France, et quand on voit apparaître de véritables mouvements de lutte politique sur Internet, aussi bien dans les dictatures que dans nos démocraties. A l'opposé d'Orwell et de son big brother auquel il fait explicitement référence, Doctorow a choisi de placer son récit à notre époque et dans notre monde. Participant de longue date à ses activités par le biais de l'EFF, il dresse un portrait frappant de ce qu'apportent ces nouvelles technologies, aussi bien pour la répression, avec le fichage généralisé de la population, que pour la résistance démocratique, de l'anonymisation des informations jusqu'à leur brouillage. L'auteur en profite pour décrire diverses techniques informatiques rigoureusement exactes. Si les quelques pages de vulgarisation sont plutôt pointues, elles ne traînent pas en longueur et ne devraient donc pas ennuyer les lecteurs les moins geeks. Du côté romanesque, l'écrivain maitrise tout autant son sujet : le récit sans temps mort est un véritable page-turner. On pourra juste regretter quelques personnages trop archétypaux, voire aux réactions un peu simplistes (le père de Marcus par exemple).
Destiné à un public « jeune adulte » (je ne conseillerai pas le livre à des ados de moins de 15 ans), Little brother est une grande réussite qui, par ses thématiques actuelles, passionnera sans problème un lectorat plus mûr.