Spécialiste reconnue de Pessoa, Teresa Rita Lopes a repensé entièrement le Livro do Desassoessgo dont elle propose ici une répartition très nette entre les trois auteurs qui existaient déjà dans le Livre de l’intranquilité : Vicente Guedes, le Baron de Teive et Bernardo Soares. Alors que l’on pouvait auparavant lire l’œuvre de Pessoa comme les Pensées de Pascal, dans un désordre apparent, butinant d’une réflexion à l’autre, ici, le texte réorganisé fait entendre des voix respectives qui offrent une unité bienvenue.


Vincente Guedes, qui ouvre le texte, se présente comme un petit employé de commerce, méprisant les ouvriers et les faibles, prononçant son amour pour le rêve, seule façon de vivre la vie. « D’ailleurs moi je ne rêve pas, moi je ne vis pas. Je rêve la vie réelle. Tous les navires sont des navires rêvés, dès lors qu’il y a en nous le pouvoir de les rêver. Ce qui tue le rêveur c’est de ne pas vivre quand il rêve ; ce qui blesse l’homme d’action c’est de ne pas rêver quand il vit. »


Bernardo Soares occupe lui la dernière partie du livre : n’ayant rien publié, il cherche à tout prix à devenir chef comptable. Lui aussi transcrit son dégoût de la vie et de la réalité : « Je me suis réveillé très tôt ce matin, dans un sursaut confus, et je suis sorti immédiatement de mon lit, étranglé par un dégoût incompréhensible. Aucun rêve n’en était la cause, aucune réalité n’aurait pu le susciter. C’était un dégoût absolu et total, mais fondé sur quelque chose. »


Enfin, le baron Teive, qui occupe une place minime, finira par se suicider, ne se dévoilant pas facilement. Ses écrits font figure de testament, Pessoa décidant de conduire son personnage au suicide, évitant lui-même par procuration une solution qu’il jugeait sûrement envisageable.


Du livre en entier se dégage un profond sentiment de malaise. Ce n’est ni un roman, ni un journal des trois personnages, mais plutôt des divagations et des réflexions sur l’absurdité de la vie et sur les moyens, très minces, d’y remédier. Comme l’écrit Vincente Guedes : « je veux que la lecture de ce livre vous laisse l’impression d’avoir traversé un cauchemar voluptueux ». C’est un livre qui se lit difficilement, avouons-le, mais qui reste majeur dans l’histoire de la littérature par l’introspection implacable qu’il fait du monde et de la vision que nous lui portons. Le poète lisbonnais dévoile ses réflexions avec grande pudeur, tout d’abord en diffractant son point de vue en trois personnages, et grâce à une magnifique langue. C’est une oeuvre à lire l’esprit tranquille, dans une période heureuse lorsque l’on n’a pas peur d’être déstabilisé, ou dans une période de doute, pour ne plus se sentir seul.


« L’homme ordinaire, si dure que soit sa vie, a au moins le bonheur de ne pas penser. Vivre sa vie au jour le jour, extérieurement, comme un chat ou un chien – c’est ce que font les hommes banals, et c’est ainsi que l’on doit vivre sa vie afin de pouvoir compter sur la même satisfaction que le chat et le chien.
Penser, c’est détruire. Le processus de la pensée le prescrit à la pensée elle-même, car penser, c’est décomposer. Si les hommes savaient méditer sur le mystère de la vie, s’ils savaient ressentir les mille complexités qui espionnent l’âme dans chaque détail de son action, jamais ils n’agiraient, ils ne vivraient même pas. Ils se tueraient tant ils seraient effrayés, comme ceux qui se suicident pour ne pas être guillotinés le lendemain. »

JulienCoquet
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le 17 juin 2021

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Julien Coquet

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