Faire un livre avec des tweets, pourquoi pas – mais par pitié, pas comme ça !
Le procédé choisi – qui, je le redis, ne me pose pas de problème en soi – n’impliquait pas de garder tant de contenu clairement superflu : pourquoi Clara Beaudoux conserve-t-elle l’intégralité de chaque tweet, avatar, petit oiseau, nombre de retweets et de j’aime compris ? Il me semble qu’Éric Chevillard épargne au lecteur de ses recueils Autofictif le numéro et l’heure de son billet. Et pourquoi les moyens de communication modernes autoriseraient-ils à malmener orthographe (« quelques temps », p. 236 en « Livre de poche »), lexique (« Je vais faire retomber le soufflet », p. 302) et syntaxe (« j’ai accepté qu’après le “je” viendrait le “tu” », p. 121) ?
Donc, Clara Beaudoux (1984-) emménage dans un nouvel appartement, dans la cave duquel elle trouve suffisamment d’objets pour reconstituer l’existence de la précédente occupante, Madeleine (1915-2012). Notre auteur de « livre 2.0 » (ça, c’est sur la quatrième de couverture) fait de son mieux pour mener son enquête, qui, par intermittence, procurerait presque quelque frisson… Au moins ce projet permet-il à une journaliste d’apprendre son métier : « Je n’avais jamais mis les pieds aux archives, en arrivant je me sens touriste, inexpérimentée… » – tu m’étonnes !
L’auteure semble stupéfaite de découvrir qu’enquêter sur une femme décédée à quatre-vingt-dix-sept ans implique de ne pas se contenter de sources numériques, tout comme elle s’ébaubit de voir, coupure d’un vieux Paris-Match à l’appui, qu’en 1985 « Le Minitel passionnait encore » (p. 156). La vraie surprise aurait été de trouver dans un journal de fin juillet 1969 un article qui parlât du prochain iPhone plutôt que d’Apollo 11…
Voilà le gros défaut de ce Madeleine Project : ces émerveillements pour rien qui constituent les jalons de l’enquête, et tentent d’en dissimuler la pauvreté intellectuelle. En découvrant le plan de la chambre de l’ancienne occupante, Clara Beaudoux s’enthousiasme : « Son lit était bien à la même place que le mien, mais dans l’autre sens ! Dingue, je voulais essayer ça depuis quelques [sic] temps… » (p. 236). C’est fou ! C’est comme moi ! Mon lit occupe l’un des deux seuls endroits de ma chambre où il ne bloque ni le passage ni l’ouverture d’une porte, et je suis sûr que les occupants précédents ont fait – ou pensé faire – la même chose !
Ces émerveillements n’étant pas feints, le lecteur se pose des questions. « “Ça doit faire de très jolies reliures, et j’aimerais un chagrin de cette teinte-là.” » (p. 347) lit Clara Beaudoux dans une lettre de Madeleine, avant d’ajouter « Et toi, de quelle couleur a dû être ton chagrin ? » (p. 347). Sait-elle qu’ici chagrin désigne un type de cuir ? Toute méchanceté mise de côté, à partir de là, certains tweets se teintent d’ironie : « J’avoue qu’avec toutes les recherches que j’ai dû faire autour de ses lettres, c’est comme si Loulou me donnait des cours de littérature ! » (p. 357) : peut-être eût-il mieux valu !

Alcofribas
3
Écrit par

Créée

le 26 nov. 2018

Critique lue 104 fois

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 104 fois

D'autres avis sur Madeleine project

Madeleine project
Médiathèque_de_Ville
8

Critique de Madeleine project par Médiathèque de Villepinte

L'auteure, journaliste à France Inter, retrouve dans une cave tous les souvenirs d'une vie. Elle revient sur le portrait de cette anonyme, Madeleine, née en 1916, à travers sa correspondance, ses...

le 29 juin 2016

1 j'aime

1

Madeleine project
Nelly-H
9

Critique de Madeleine project par Nelly-H

Clara Beaudoux emménage dans un appartement occupé précédemment par une vieille dame, Madeleine. A la cave, les souvenirs de toute une vie rangés dans des boites et des cartons. Sans vraiment savoir...

le 8 juil. 2020

Madeleine project
Alcofribas
3

Tout un métier

Faire un livre avec des tweets, pourquoi pas – mais par pitié, pas comme ça ! Le procédé choisi – qui, je le redis, ne me pose pas de problème en soi – n’impliquait pas de garder tant de contenu...

le 26 nov. 2018

Du même critique

Propaganda
Alcofribas
7

Dans tous les sens

Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...

le 1 oct. 2017

30 j'aime

8

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 12 nov. 2021

21 j'aime

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

21 j'aime