Mademoiselle B.
7.4
Mademoiselle B.

livre de Maurice Pons (1973)

Maurice Pons est intelligent. Peut-être pas le plus intelligent des écrivains que je connaisse. Celui qui répond le mieux à l’idée que je me fais de l’intelligence, et de l’écriture. Comme beaucoup d’écrivains intelligents, alors il joue. Un lecteur qui déciderait d’abandonner la partie ne perdrait rien mais ne gagnerait rien non plus, car la littérature peut se jouer seul. Un lecteur qui accepte de jouer doit s’attendre à des coups inattendus.
Au Mademoiselle B., un joueur a par exemple le droit de rappeler des personnages d’une partie précédente : « madame Ham », qui tient « le petit café » de la page 67 (en « Folio »), tenait l’auberge des Saisons, en 1965. On peut aussi rejouer les mêmes coups : « je n’aime pas faire la course avec les trains. Ce n’est pas que je ne puisse aller aussi vite qu’eux. Mais ils sont outrageusement favorisés par les pouvoirs publics », c’est dans Mademoiselle B. (p. 65), mais c’était déjà dans le Passager de la nuit.
Comme au jeu d’échecs, on peut reproduire les parties d’autres grands maîtres : citer un extrait du Plain-Chant de Paul Valéry (p. 17), des vers d’Apollinaire (p. 212) ou parler des « châteaux d’Otrante ou d’Argol » (p. 153-4). Il y a aussi un « noyé blême » qui se réfère probablement à celui du « Bateau ivre » de Rimbaud – mais j’ai oublié de noter le passage précis – avant un pendu qui fait penser à Villon. Il se peut que d’autres passages du même goût aient échappé à ma vigilance. Je ne suis pas si bon joueur.
Je ne m’attendais pas à lire dans Mademoiselle B. une histoire de vampires qui respectât les règles des histoires de vampires. Mais contrairement aux vampires, le personnage éponyme ne contamine pas ses victimes. C’est tout juste si, comme le déclare un villageois, « D’une certaine façon, elle leur donne le goût de la mot, à ses bonshommes » (p. 96). Des indices permettaient pourtant de conclure qu’il est de cette race immortelle. Or la demoiselle n’est même pas une vraie femme fatale : elle « n’est pas particulièrement jeune. Elle n’est pas particulièrement belle » (p. 54). À la rigueur un genre de Mélusine, « née “de mère inconnue” et on ne lui reconnaît pas non plus de père ». Et encore ne sont-ce là que « les rumeurs les plus suspectes » (p. 99).


Comme le Jumanji – et ouais… –, le Mademoiselle B. finit par déborder sur le réel. C’est que le narrateur du roman de Maurice Pons s’appelle Maurice Pons. Il a écrit les Saisons, qu’un certain J. B. qualifiait de « sac à fantasmes » (p. 129). Lorsque sa compagne lui demande « Pourquoi tu n’écrirais pas l’histoire de cette Mademoiselle B. ? », il répond « Il n’y a pas d’histoire. Il n’y a rien à écrire. Il y a simplement que je veux savoir, que je veux comprendre pourquoi ce type s’est jeté à l’eau à cause de cette demoiselle » (p. 129). Il tient Paul Klee pour « le plus grand peintre de notre époque, le seul peut-être qui a essayé de comprendre ce qui lui arrive quand il peint » (p. 235).
Le narrateur détaillera son autoportrait, par bribes. Il y a un Maurice Pons fictif, du village de Jouff, et un Maurice Pons réel, du Moulin d’Andé. Mais même si je le pouvais, je n’ai pas envie, pour le moment, de faire le départ entre eux. Ce que je sais, c’est que le premier insiste vraiment sur un point : « Je n’écrirai pas, je n’écrirai plus, jamais plus… Et surtout pas à propos de Mademoiselle B. Pas une ligne. Cette histoire – mais il n’y a même pas d’histoire ! – je veux l’oublier à jamais. C’est le contraire de ce que j’aimerais pouvoir écrire » (p. 238).
Ce que je sais aussi, c’est qu’ils peuvent être incroyablement drôles. Cet humour se teinte parfois d’une noirceur féroce, à l’image d’une scène d’enterrement au cours de laquelle « l’un des gendarmes me toucha le bras et me tendit avec autorité une sorte de phallus de bronze doré, avec quoi nous étions censés, les uns après les autres, asperger sous la pluie le noyé dans sa boîte » (p. 74-75). Il peut lorgner vers l’absurde : « c’est Michèle qui conduisait, d’une seule main évidemment, comme à son habitude. Elle garde l’autre pour sa cigarette, et la troisième pour se peigner les cheveux » (p. 130).
Pons n’échappe pas à son propre humour – mais cet humour est-il inconséquent ? – quand il explique doctement : « Ce n’est pas par hasard mais bien par politique réfléchie que, tel Victor Hugo choisissant l’exil volontaire à Jersey, je me suis retiré à Jouff sur les bords de la Flanne, brisant héroïquement toute amarre avec Paris, du jour où un certain général de brigade fort connu, mais dont je tairai le nom, par pudeur et par principe, occupa militairement l’Élysée et usurpa les fonctions de président de la République » (p. 110).
Si la partie que constitue Mademoiselle B. n’est pas parfaite, c’est qu’elle n’a pas de véritable fin. Ou plutôt, elle commence brillamment, puis baisse de niveau lorsqu’on approche du terme, car l’un des joueurs patauge, semble fatigué, n’arrive pas à mater. L’auteur a peut-être même triché. En tout cas, il a montré à son partenaire qu’il savait le faire : « Ma méthode historique repose sur un principe simple, qui pourrait être aussi celui d’un romancier : ce qui n’existe pas, il reste à l’inventer » (p. 65).


P. S : « Et me voilà ! Putain ! Quelle soirée ! Et tout cela pour qui ? Pour quoi ? En vérité, pour l’amour de rien, pour la petite graine d’espérance que je porte encore, comme une écharde, dans le cœur… Je partirai… Je laisserai un jour, au bord d’une route verglacée, mon sac de peau, ma vieille dépouille terrestre. Je m’en irai très loin… ailleurs…, emporté par le vent, avec la poussière des astres… Je retrouverai cette petite sœur que je n’ai pas eue, qui se fût appelée Blanche ou Blandine. Ou Enina peut-être ? Et qui habite mes nuits » (p. 227-8).
On trouvait « Blanche ou Blandine » dès la première page de Mademoiselle B. : « Ma mère a mis au monde un grand nombre d’enfants dont la plupart, heureusement, n’ont pas survécu, et je crois qu’elle mélange quelque peu ses souvenirs d’accouchement. D’après mes calculs astrologiques, il me semble qu’elle confond ma naissance avec celle d’une petite prématurée, qui se fût appelée Blanche ou Blandine, et dont j’ai toujours eu le sentiment d’avoir pris la place au soleil. »
On trouvait Enina dans les Saisons : « Ah ! ces cris, toujours dans mes oreilles et qui resurgissent à chaque instant – les cris d’Enina, torturée sous mes yeux, sous mes oreilles. Il faut que mon livre se remplisse de ces cris, j’en ai la certitude, mais comment les faire entendre ? avec quels mots ? » C’est dans le journal du personnage principal.

Alcofribas
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le 11 janv. 2019

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