A la gloire de la vie
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le 2 oct. 2019
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Entre 1836 et 1864, Barbey rédige un journal intime qu’il tient avec une relative régularité mais assez systématiquement pour donner trois corps distincts, les trois Memoranda. Ce ne fut apparemment pas sa première entreprise, le premier Memorandum, daté du 13 août 1836, mentionne déjà l’existence d’un journal précédent, qu'on a sans doute perdu.
Pour avoir déjà essayé de le pratiquer moi-même, je sais l’exercice du journal très éprouvant moralement, peut-être même intellectuellement. Le miroir tendu vers soi en s’écrivant rend une image pas toujours très flatteuse, il force de rentrer en soi en des moments où il vaudrait mieux en sortir... et puis si on veut être régulier encore faut-il trouver des choses à dire chaque jour ! Mais l’entreprise contemporaine d’un Renaud Camus graphomane montre assez l’étendue des ressources que l’on peut trouver en soi pour s’essayer, se disserter, à l’instar d’un Montaigne qui n’écrivait pas tant ses Essais au sens moderne du terme que pour se « parer sans cesse ». Barbey semble prendre ce dernier pour illustre prédécesseur, mais le XIXème siècle désabusé et nostalgique n’est plus l’épique quoique troublé XVIème :
« Je m’en vais recommencer un Journal. Cela durera le temps qu’il plaira à Dieu, c’est-à-dire à l’ennui, qui est bien le dieu de ma vie. Quand je serai las de me regarder, je fermerai ce livre et tout sera dit. Pourquoi ne se débarrasse-t-on pas aussi facilement de soi-même, cet inexorable quelque chose qui est malgré lui-même, car le suicide nous débarrasse-t-il entièrement ? Qui le sait ? Le sommeil sans rêves que souhaitait Byron n’était pas une réponse à l’angoissée question de Shakespeare. La lâcheté humaine s’est accroupie derrière Dieu. »
Ce premier paragraphe du premier Memorandum donne l’état du livre à venir. La morosité caractérielle de Barbey s’en va par-delà les 560 pages suivantes se décanter dans les longues journées à Paris, où il vivra ses déboires intellectuels et professionnels, ses sessions de travail au journal (au bureau même le dimanche), ses grosses séances nocturnes de lecture dans son lit, ses nuits courtes et ses fréquentes visites dans le monde. Ses tirets métronomiques pour détailler la routine matinale, sa boulimie de lecture, ses atermoiements.
Barbey est aussi une des grandes figures du dandysme au XIXème siècle, on la voit qui éclate à la fois dans sa toilette, dans sa froideur, dans son jugement sec, nuancé mais ferme, au goût affirmé, des beautés artistiques de tel opéra ou de tel livre, jugeant Maistre, Lamartine ou un obscur traité d’histoire de la Papauté en lecteur attentionné ; ou des beautés féminines de telle actrice de théâtre ou de telle femme rencontrée dans un salon ; dans ses piques d’humour et ses paradoxes :
« C’était L.B... qui me demandait dernièrement si je croyais aux Nombres de Pythagore. Je n’y croie pas plus que je les nie. Il y croyait bien, lui, et il était Pythagore ! Si c’était en lui superstition, qu’est-ce donc que la superstition ? Les êtres les moins véritablement superstitieux que j’aie connus, dans toutes les classes de la société, étaient les plus foncièrement médiocres, mais tout ce qui est distingué ou qui a seulement des côtés distingués ne peut s’en défendre. En tout état de cause, être superstitieux montre que l’on est capable de profondeur d’impression. »
Ce passage montre assez un autre aspect de la tenue du journal : le flux de la pensée qui va, qui suit son propre mouvement sans trop de souci de cohérence immédiate, l’aspect disruptif, dirons-nous, de la pensée qui n’est pas soumise aux aléas de l’édition puisqu’on n’écrit généralement pas un journal pour le publier : aspect qu’on retrouve aussi chez Rousseau dont les Rêveries, à la fin de la vie, marquent en dix promenades autant de méditations intimes, écrites uniquement pour soi, dans le désir égotiste de se connaître. Rousseau et Barbey partagent d’ailleurs un certain romantisme ; et si le premier en est un précurseur, le second en est un représentant tout en contraste, un exemplaire de ses facettes. Ses lectures de Joseph de Maistre, qu’il tient pour l’un des plus hauts esprits, le stimulent et ne sont peut-être pas étrangères à sa conception du monde ; ses lectures de Byron au tragique éclatant le remuent profondément ; son intérêt marqué pour la théologie et l’histoire de l’Église, lié à l’amour des femmes et de la vie assez dissolue caractéristique de son état à son époque, finissent de donner l’écrivain que l’on connaît pour ses romans, auxquels les Memoranda donnent une foison de clés de lecture.
Amant de la marchesa, femme du monde centrale pour lui, Barbey n’oublie cependant pas cette femme fantôme, sans nom, sans visage, mystérieuse pour nous, dont la figure plane au-dessus du livre entier, l’amour perdu, l’amour formateur de la vie, qui, parfois, au détriment de nous lecteurs, semble être la réelle interlocutrice de l’auteur. C’est comme à elle qu’il parle pendant ces centaines de pages, bien plus qu’à lui-même, dont l’absence le hante, et ce n’est qu’à la fin de l’ouvrage, dans le dernier Memoranda de 1864, que Barbey retrouve une certaine joie que j’hésite à peine à qualifier de rédemption. C’est en ayant quitté Paris pour revenir en sa Normandie natale, au Cotentin si bien dépeint dans l’Ensorcelée, qu’il semble goûter au fruit doux-amer de cette nostalgie particulière, celle du lieu perdu puis retrouvé, augmenté, dilaté par le temps passé entre la perte et la retrouvaille, instant qui accuse aussi tous les changements opérés. Il est là-bas Monsieur Jules, prononcé « monsieur Jeules », respecté parce que l’écrivain qui a peint les gens du pays dans ses livres, à Paris. Ce voyage se fait entre les visites au père et au frère, l’abbé Léon d’Aurevilly, aux lieux de l’enfance et aux landes marines. La fin de ce Memorandum est aussi la fin du Journal, conclu par un laconique « Je pars demain ». Le retour à Paris se fera donc sans notre témoignage. Il nous laisse son œuvre pour nous rendre compte de l’obsession passionnelle qui la tourmente et dont on a vu, derrière les coulisses, le sourd travail sur la psychologie du dandy catholique.
Etrange aventure que fut pour moi la lecture de ces Memoranda. Je ne sais même plus quand je les ai commencés, il y a trois ou quatre ans ? Je ne connais en tout cas la couleur de ces pages qu’autant que Barbey lui-même – j’aime à le croire – les a voulues et écrites : en clair-obscur, à la lumière réduite d’une lampe de chevet, puisque je gardai tout ce temps les entrées du journal comme lecture avant le sommeil. En somme, pendant qu’il lisait au lit la Somme théologique de Saint Thomas, je lisais, au lit, Barbey lire au lit. Pendant plusieurs années, sporadiquement, mais le rendez-vous nocturne se faisait toujours, ici et là, quand l'obscure lumière le permettait, à donner ses ombres sur mon mur. Et le sentiment d’intimité avec un auteur s’en retrouve grandi.
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le 13 avr. 2025
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