Meucs
Meucs

livre de Terry Bisson ()

Excellent choix de nouvelles pour un excellent auteur

A quelque chose malheur est bon : le récent décès de Terry Bisson m'a poussé à lire - enfin - ce recueil de nouvelles (datées de 1990 à 1999), acheté un peu par hasard, et pour une première approche de cet auteur je n'ai carrément pas été déçu. Humour (souvent noir), poésie, humanisme parfois pessimiste: Bisson s'y révèle un maître de la forme courte, dans la grande tradition américaine, avec un talent comparable aux grands maîtres - de Ray Bradbury à Fredric Brown en passant par R.A. Lafferty. Dans le détail :


 Meucs (macs, 1999)

Un réquisitoire au vitriol contre la peine de mort, un peu cryptique pour le lecteur français moyen comme moi, je m'y suis donc repris à deux fois, et même comme ça il y a une belle ambiguïté à la Gene Wolfe sur le final... Heureusement, on trouve à la fin du livre une postface de l'auteur où il explique que le titre original, « Macs », se référe à Timothy McVeigh, l'auteur de l'attentat d'Oklahoma City (si ça ne vous dit rien, renseignez vous dessus avant de lire la nouvelle), et au « big mac » comme symbole américain de production à la chaîne à l'identique... Ce qui aide à mieux voir où l'auteur veut en venir, mais c'est dommage d'attendre la postface pour y voir plus clair. Une micro-note d'explications avant la nouvelle n'aurait pas été de trop, mais je mets quand même un 5/5


 Ils sont faits de viande (They're Made Out of Meat, 1991)

Apparemment, le texte le plus connu de Bisson, partagé et repartagé sur Internet, on comprend pourquoi en le lisant : c'est court, drôle, féroce, et à la fois ultra classique, comme du Sheckley ou du Fredric Brown au meilleur de leur verve satirique (des comparaisons qui reviendront). 4/5


 Le Virage de l'homme mort (Dead Man's Curve, 1994)

Une tranche de vie de la jeunesse provinciale (plus ou moins) désoeuvrée, qu'on sent nourrie des souvenirs de l'auteur – sauf que la jeunesse en question se retrouve face à un drôle de problème d'univers de poche hanté (très Fredric Brownien à nouveau). A la fois drôle et élégiaque, façon Bradbury (que Bisson avoue avoir beaucoup lu) ; il suffit de quelques pages pour qu'on se prenne d'affection pour les protagonistes (là où Stephen King, dans un décor comparable, aurait mis la moitié du premier volume d'une trilogie) et le destin tragicomédique de certains. A lire en écoutant en boucle la chanson éponyme - et en surveillant le compteur de votre Mustang. 5/5 !

(la chanson : https://www.youtube.com/watch?v=yrCuMPeSu9s&ab_channel=Jan%26Dean-Topic)


 Cancion auténtica de la vieille Terre (Cancion Autentica de Old Earth, 1992)

Sur une trame ultra-classique – nos lointains descendants viennent observer, par nostalgie et curiosité, les derniers humains sur Terre – Bisson livre un texte court, poétique et élégiaque, qui fait forcément penser à Ray Bradbury pour l'atmosphère ; mais on y trouve aussi un certain surréalisme presque new-wave que les auteurs new-wave des 70's n'auraient pas renié, et qui aurait pu lui valoir sa place dans une anthologie façon « Dangereuses Visions ». 5/5


 L'Angleterre lève l'ancre (England Underway, 1993),

Un conte charmant (et très british, pour un peu on le croirait écrit par Neil Gaiman, alors que Bisson est un pur américain) qui met en parallèle la vie quotidienne d'un vieil homme (réglée comme du papier à musique) et un événement extraordinaire : la Grande-Bretagne traversant l'Atlantique, tel un paquebot, ce qui mènera à d'émouvantes retrouvailles. Une nouvelle qui prend tout son temps, aux personnages attendrissants : 5/5


 Le Feu premier (First Fire, 1998),

Première déception avec cet hommage à une des nouvelles les plus célèbres d'Arthur Clarke (« les neufs milliards de noms de dieu »), qui fonctionne peut-être si on ne la connaît pas, mais n'a pas grand intérêt si on la connaît. Un « remake » - plaisamment écrit - mais dont je ne vois pas l'utilité : 2,5/5


 Incident à Oak Ridge (Incident at Oak Ridge, 1998),

Deuxième (semi) déception, présentée sous forme de scénario dialogué/synopsis : une sombre histoire de boucle temporelle à laquelle je n'ai rien compris malgré plusieurs relectures, ce qui est assez frustrant. 2/5


 Suivant! (Next, 1992)

Un nouveau jeu sur la forme (un enchaînement de dialogues) qui nous fait suivre le parcours administratif kafkaien d'un couple « monoracial » cherchant à obtenir l'autorisation de se marier, dans une Amérique future sans couche d'ozone où les « ressources en mélanine » sont devenues précieuses pour éviter les cancers de la peau... Une satire féroce (et amère) de l'hypocrisie raciste. 4/5


 Avril à Paris (An Office Romance, 1997)

L'histoire d'une « simple » liaision au bureau, sauf que ce bureau est une réalité virtuelle façon Metavers, où les protagonistes passent l'essentiel de leur temps en routines répétitives, recherche de bugs pour contourner les limitations de leurs « icones », et exploration d'Easter Eggs cachés par les programmeurs, à la pause. La description de la réalité virtuelle est terriblement old-school – et difficile de ne pas s'imaginer dans une version 2D de Lego, le film – mais c'est ce qui fait tout le charme de cette nouvelle, dont l'écriture « mécanique » virtuose rend parfaitement le ressenti des protagonistes, leur déshumanisation et malgré tout leur besoin d'attachement humain, fut-il virtuel. Un texte profondément triste (mais pas désespéré) qui ferait un beau scénario « rétro-futuriste » pour un épisode de Black Mirror : 5/5


 Le Joueur (The Player, 1997)

Comme dans « Cancion autentica... », Bisson nous projette dans un très lointain futur où quelques humains, fort différents de nous, tombent sur une mystérieuse sphère métallique émettant un signal... Difficile de ne pas penser au monolithe de 2001 (et au Sputnik!) mais cette très courte nouvelle vise plutôt du côté de R.A. Lafferty (pour le style, il aurait pu écrire certains paragraphes à l'identique) et, à nouveau, Bradbury, pour la poésie qui s'en dégage. Une des toutes meilleures du recueil : 5/5


 Choisissez Anne (Press Ann, 1991)

Un autre enchaînement de dialogues entre cinq personnages – quatre humains et une borne bancaire – qui commence comme un épisode de Black Mirror carrément inquiétant mais tourne finalement à la comédie ironique façon Sheckley /Brown... Ce qui n'empêche pas l'auteur de garder le doigt (et d'appuyer bien fort) sur la question du pouvoir que les machines ont sur nous. 5/5


 L'Ombre le sait (The Shadow Knows, 1993)

La plus longue nouvelle du recueil est une des plus classiques (récit d'un premier contact avec une intelligence extraterrestre), et aussi une des plus sérieuses, même si la narration, par un astronaute vétéran des programmes lunaires, ne manque pas d'humour (et de réflexions parfois tranchantes sur la vie, la vieillesse et la mort). Des personnages secondaires réalistes, un décor soigné, un rythme prenant malgré un un traitement « minimaliste » du sujet (le contact s'avérant surtout énigmatique et frustrant), loin de tout space-opera : une réussite tranquille qui montre que l'auteur est à l'aise dans des registres très différents. On pourra quand même trouver un certain détail un peu... grotesque, voire totalement WTF (et carrément en dessous de la ceinture). 4/5


 Il n'y a pas de morts (There Are No Dead, 1995)

Trois enfants qui jouent à imaginer tout un monde en vadrouillant dans la campagne, grandissent, se perdent de vue, vieillissent, se retrouvent, jusqu'au jour où l'un des trois meurt... Un texte magistral sur la magie de l'enfance et les pouvoirs infinis de l'imagination, entre Bradbury, Stephen Kinget Calvin & Hobbes : 5/5


 Dites-leur d'arrêter leurs conneries et d'aller se faire foutre (Tell Them They're Full of Shit and They Should Fuck Off, 1994)

Micro-farce (drôle mais assez dérangeante) à la Sheckley/Brown sur le thème du premier contact, mais sur le fond assez proche de l' »Ombre le sait » : 3/5


 Les Ours découvrent le feu (Bears Discover Fire, 1990)

Texte multi-récompensé (Hugo + Nebula!), « les ours découvrent le feu » est une merveille inclassable – réalisme magique, fantasy, SF pastorale, fable humaniste ? On y retrouve la tendresse de Bisson pour ses personnages, ainsi que pour l'Amérique rurale, deux traits qui évoquent évidemment Clifford Simak (et Bradbury) ; on pense aussi à Lafferty pour la façon dont tout le monde semble accepter sans broncher des événements invraisemblables (et y trouver des explications sérieuses encore plus invraisemblables!) : en l'occurrence, ici, les populations d'ours qui apprennent à faire du feu, on ne saura jamais pourquoi. Mais l'essentiel est peut-être ailleurs, dans une autre forme de transmission familiale... Une fin « merveilleuse » pour le recueil : 5/5

Palmer-Eldritch
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le 29 janv. 2024

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