On peut imaginer Cioran sourire et même rire en écrivant ses aphorismes, pas de Roorda écrivant ce texte. On voit un homme accablé qui mettra fin à ses jours peu de temps après. Ce n'est pas une simple fatigue d'être soi ( formidable formule d'Ehrenberg ) c'est un implacable accablement. On pense au "métier de vivre" de Pavese, autre suicidé. C'était un journal, ici c'est un texte court avec de courts chapitres de quelques pages chacun, le propos est resserré donnant pourtant une profondeur aux sentiments qui se sont amassés et qui ont fini par l'engloutir. Ma pauvre langue ne pouvant rendre compte de la qualité de son écriture, en voici quelques extraits :
- "Depuis trente-trois ans j'enseigne à mes élèves les mathématiques élémentaires. Chaque année, chaque jour, je débite des règles et des formules immuables. (Quant à mes digressions elles sont certainement contraires au Règlement.) Il y a des phrases que j'ai dû énoncer si souvent que, parfois, le dégoût les arrête sur mes lèvres."
- Sans me tromper, mes éducateurs auraient pu me dire : l'humanité est pauvre; c'est-à-dire qu'elle doit travailler énormément et sans relâche pour donner une forme utilisable aux richesses que la terre peut produire. Les choses utiles ou désirables sont limitées en quantité. Voilà pourquoi l'homme prévoyant met dans des armoires, qu'il ferme à clef- le plus souvent, des coffres-forts...
-Nous vivons ensemble sans nous dire les choses auxquelles nous pensons constamment l'un et l'autre. Elle ne se plaint jamais; mais sa présence est pour moi un reproche. Et maintenant parce que je souffre comme elle de cette vie muette, je me sauve chaque jour et je vais demander les apparences de la tendresse à la demoiselle qui me sert mes tasses de thé et mon porto...
Voilà quelques phrases tirées de ce texte court. On est touché et impressionné par ses pensées qui se sont retournées contre lui. Sa fin tragique donne une dimension dramatique à son dernier écrit. Livre à part, pas tout seul non plus, Edouard Levé avait écrit "suicide" avant sa mort. On a parfois le fantasme de pouvoir consoler ces êtres, mais pour eux, comme l'a écrit Stig Dagerman, plus que pour beaucoup, le besoin de consolation est impossible à rassasier.