Morphine Monojet, de Thierry Marignac : le retour du fils perdu?

Depuis Milieu hostile, paru en 2011, silence radio côté Thierry Marignac. En juin 2015, un signe : l’heureuse réédition par ActuSF de son premier roman, Fasciste. C’est dire si ce début d’année 2016 va réjouir les inconditionnels et, espérons-le, ravir les lecteurs qui n’ont pas encore eu l’occasion de lire ce romancier rare, sans concession, styliste incomparable. Deux parutions : Morphine Monojet aux éditions du Rocher, et le mois prochain, Cargo Sobre, chez Vagabonde.


Aujourd'hui, avec Morphine Monojet, une fois de plus, l'homme déconcerte, et c'est bien...


En 1988, au moment où le petit monde littéraire attend de lui un roman sur la dope, il publie Fasciste, et en prend plein la tête. Aujourd'hui, 7 romans et plusieurs essais plus tard, il le publie, son roman sur la dope. Esprit de contradiction, jeu de provocation ? Non, car Morphine Monojet, malgré les apparences, n'est pas un roman sur la dope. Pas seulement. C'est une histoire d'obsession, c'est une course poursuite, une affaire d'addiction, une balade mortuaire. Et une plongée vertigineuse dans le Paris de la toute fin des années 70. Le plus surprenant, le plus beau paradoxe, c’est sans doute la fraîcheur qui se dégage d’un roman qui ne fait pas de cadeau, et qui se déroule dans un milieu en guerre perpétuelle.


Les Trois mousquetaires de l'histoire, Fernand, Al et le fils perdu, sont en manque de tout.


En manque de dope, et de fric. "Les blancs-becs étaient en mission de survie. Ravitaillement de base. Déjà mal aux reins et les jambes lourdes, bientôt les crampes." Le reste n'a plus d'importance : il faut trouver, coûte que coûte. Ce jour-là, le salut va leur arriver en la personne de Jackie, belle et jeune orientale haut perchée, fille de diplomate, qui les entraîne chez elle, dans une maison de la rue David d'Angers, mobilier grand bourgeois, fauteuils profonds, hifi de luxe.


Et puis, au sous-sol, une certaine forme de Graal, qui trône au milieu de la collection du papa passionné par la Seconde guerre mondiale. Une trousse de soldat anglais. Morphine Monojet... "Une seringue à coup unique, dose de cheval pour le soldat blessé, mutilé, agonisant." Graal mortel, pour chevalier décadent. Une promesse de shoot unique, inoubliable, fatal, ou pas... Al ne résiste pas : il prend le Graal sous son bras, et s'éclipse avec. Et là, tout part en vrille, et le roman tourne à la course poursuite dans un Paris où on peut encore se perdre dans les ruelles entre Belleville et République, et aussi se faire braquer à coups de savon dans une chaussette...


En arrière-plan, l'obsession du Morphine Monojet, là, dans le creux de la poche ou de la main, promesse d'extase ou de mort... Et nous, nous profitons de cette fuite en avant pour (re)découvrir sous la plume de l'auteur le Paris de l'époque, sa topographie, ses codes disparus, les sons de ce temps-là (des Sex Pistols aux Stooges), les personnages de l'underground parisien - qui, eux, n'ont finalement pas tant changé... Au passage, il nous offre des scènes à la limite du burlesque…


Cette course poursuite-là n'est surtout pas un prétexte à la nostalgie, au culte rétro et à l'insupportable "vintage". Elle n'est surtout pas un témoignage moralisateur. C'est un morceau de vraie littérature, avec de la douleur et de la colère dedans, le deuil aussi de ceux qui n'ont pas survécu. Le deuil de ce qu'ont perdu les garçons et les filles que la dope a grillés, en tuant chez eux le souffle qui fait vivre, qui pousse à continuer, qui donne naissance à la beauté, même si elle est brutale... Et puis, à nous qui avons oublié la poésie, reléguée dans quelques rares librairies à un rayon biscornu, tout au fond, dans l'ombre, il nous la donne, comme ça, d'emblée, généreusement, sans crier gare.


Pas besoin de photos : Marignac a tous les mots pour éveiller les souvenirs de ceux qui ont connu ce Paris-là, et enfiévrer l'imagination de ceux qui ne l'ont pas vu. Quel que soit son sujet, on reconnaît immédiatement le "style Marignac" : un vocabulaire qui puise dans tous les registres, y compris les argots d'un autre temps, un souffle poétique qui se passe de commentaires... Phrases tantôt hors d'haleine, courtes, sans verbe, tantôt tortueuses, labyrinthiques, jeux de pistes débouchant sur de la pure beauté. Chez lui, le suspense est au bout de la phrase... Dialogues au rasoir, de cynisme en désespoir. Voilà un texte qui secoue - "Ne me secouez pas, je suis plein de larmes", écrivait Henri Calet...-, un roman qui néglige de brosser ses lecteurs dans le sens du poil, mais qui n’oublie pas de prendre la distance, à renfort d’humour sec, froid, salutaire. Avec une dernière phrase qui donne envie de retenir l’auteur par la manche, histoire qu’il ne nous laisse pas comme ça, en plan…


Thierry Marignac, Morphine Monojet, éditions du Rocher (en librairie à partir du 25 janvier 2016)
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le 27 janv. 2016

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