« Enlèvement successif et méthodique de petits éclats »

« Ce livre raconte l’histoire des images au Proche-Orient et en Europe, des rives de l’Euphrate à celles de l’Atlantique » (p. 9) : le propos de Naissance de la figure est ambitieux, d’autant que les « images » incluent ici les représentations picturales, mais aussi les sculptures. Et comme souvent quand le propos est ambitieux, le lecteur profane – en tout cas le lecteur profane que je suis – y trouve son compte en passant.

Parce que pour être honnête et sans penser à mal, savoir qu’à telle époque, dans tel marais, on a retrouvé telle figurine représentant tel animal, et que cette figurine se rattache – mais se distingue par certains aspects – de telle autre retrouvée cent ans plus tard – ou cinq cents ans plus tôt – dans telle grotte située à cinquante – ou trois cents – kilomètres de là ; savoir tout cela, donc, pour un lecteur dont ce n’est pas le domaine de prédilection, présente un intérêt limité. Je force le trait, évidemment, mais enfin l’idée est là : dans ces deux cent cinquante et quelque pages, structurées en chapitres chronologiques – et géographiques pour le Néolithique –, on en trouve beaucoup de purement descriptives.

Toujours sans penser à mal, le style n’est pas le plus digeste : on va dire que l’exercice consistant à parler de « l’art du Paléolithique à l’âge du Fer » (c’est le sous-titre) en un volume de poche n’aide pas. Et que la fluidité du style ne fait pas partie des premières qualités attendues d’un archéologue. Mais tout de même… Quand je lis que « Cette recherche [par Homo erectus] de formes régulières, obtenues par un martelage soigneux et régulier, par l’enlèvement successif et méthodique de petits éclats, manifeste l’émergence d’une appétence, sinon pour le “beau”, du moins pour la régularité des formes » (p. 24), je me dis d’abord que la phrase est salement bordélique, puis qu’elle tourne en rond : Jean-Paul Demoule explique, en somme, que si Homo erectus fabrique des objets réguliers, c’est parce qu’il recherche des formes régulières… (On voit ce qu’il veut dire, ce n’est pas le problème. Et ça ne diminue pas l’intérêt de l’idée présentée. Mais ça n’allège pas la lecture.)


Donc, parmi la quantité de connaissances et d’hypothèses présentées, j’ai surtout retenu les synthèses, et les à-côtés, et les points que l’auteur n’explique pas mais qui donnent un peu d’aspérités au tableau. (Et pour le coup, comme « l’intégralité des vestiges des premiers millions d’années d’humanité tiendrait dans une caisse » (p. 15), on en est souvent réduit, pour cette période au moins, à des hypothèses.)

Ainsi, les quelques phrases synthétiques sur les « deux forces contraires » (p. 220) qui caractérisent l’âge du Bronze européen : d’une part les « sociétés faiblement différenciées et rurales, [qui] perpétuent avec une certaine inertie leurs rares figurines féminines et leurs images associées, comme celles des taureaux » et d’autre part « un ordre social plus inégalitaire et plus violent » qui « génère de nouvelles représentations – mâles, armes, chars, chevaux, cerfs, soleils, oiseaux –, appuyées sur de nouvelles croyances, en relation plus étroite avec les phénomènes naturels, avec la sauvagerie supposée ou affirmée de la nature ». Voilà qui stimule – et qui ouvre des fenêtres sur d’autres disciplines.

J’ai encore apprécié l’équilibre trouvé par l’auteur entre une optique matérialiste et une optique idéaliste. Replacer un fait artistique – intellectuel si on préfère – dans un contexte concret, y compris quand le fait et le contexte présentent un écart, est probablement la raison d’être de l’archéologie, à plus forte raison dans un domaine où le grand public a très peu de connaissances, et encore moins de connaissances justes. Un passage comme celui-ci m’a ainsi paru de bon aloi : « “Âge du Fer” est une désignation commode, mais pas très appropriée. L’innovation technique n’est qu’un épiphénomène. […] Derrière le fer, et sans beaucoup de liens, il y a l’extension progressive, mais qui restera inachevée, des systèmes étatiques en Europe, la “révolution urbaine” » (p. 223).

C’est là, vraiment, que l’ouvrage de Jean-Paul Demoule m’a semblé le plus convaincant, davantage que dans des envolées comme celle-ci, heureusement rares : « La reproduction artificielle du corps au moyen de l’image eut peut-être à voir avec la reproduction sexuelle des corps. L’autre comme miroir a participé à la construction de la personne – persona, “le rôle, le masque”. / La fabrication d’images a accompagné un mouvement continu d’abstraction. L’image vise à représenter, à se re-présenter ce qui n’est pas là, ceux que l’on ne peut pas voir : les êtres surnaturels ou abstraits, et les défunts » (p. 253-4). L’idée est séduisante assurément, intellectuellement stimulante, peut-être juste – mais éveille la méfiance dès que le « peut-être » de la première phrase disparaît.

Le style, je vous disais…

Alcofribas
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le 18 août 2023

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Alcofribas

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