Une centaine de pages – les Notes… proprement dites suivies d’un « Essai sur le caractère des personnages » – consacrées au procès de Gaston Dominici, couvert par Giono pour le compte d’un magazine : c’est un autre visage de l’auteur d’Un roi sans divertissement, dont la lecture m’a enthousiasmé.
Au cœur des deux textes se trouve l’idée, élargie et développée en long, en large et en travers par Foucault quelques années plus tard, selon laquelle la justice est tributaire de l’étendue du vocabulaire des parties en présence : « Nous sommes dans un procès de mots » (p. 16 en « Folio »), plus loin (p. 60) : « Tout Accusé disposant d’un vocabulaire de deux mille mots serait sorti à peu près indemne de ce procès. Si, en plus, il avait été doué du don de parole et d’un peu d’art de récit, il serait acquitté. » Et c’est à peu près tout. Giono s’en tient là. « Je ne tire aucune conclusion en ce qui concerne le crime. L’accusé est peut-être coupable », écrit l’auteur (p. 114), et il ne se livre pas plus dans l’esthétique qu’il met en œuvre que dans le regard qu’il porte sur le procès.
Les Notes et l’« Essai » sont principalement constitués d’impressions d’audience, dont les plus pertinentes ne font que corroborer cette idée. Cela ne signifie pas que ces impressions soient sans intérêt, ne serait-ce que parce qu’on y trouve le tour de main de l’écrivain : « Dehors, malgré la pluie et le froid, des hommes et des femmes vont et viennent devant les portes gardées qui donnent accès à la salle. Des hommes et des femmes qui se rongent. Comme si, eux qui sont dehors, étaient en cage ; comme si, nous qui sommes à l’intérieur, étions en liberté. Parce qu’ils croient qu’on est en train d’éclaircir le mystère » (p. 54). De même, ces quelques lignes, qui parleront au lecteur d’Un roi sans divertissement : « Là [en haute Provence], on n’est jamais distrait de soi-même. C’est la vieille condition humaine qu’il faut constamment supporter. Les révoltes ne sont pas sociales. L’espoir est obligatoirement fabriqué à la main et ne peut être que d’un usage personnel. Cela va de la parfaite innocence à la complète corruption » (p. 82).


Mais Giono se pose en homme à qui on ne la fait pas, quitte à adopter une attitude un brin paternaliste : « Les rois barbares ne m’épatent pas ; le lyrisme encore moins : je suis du bâtiment » (p. 63). Dans le même ordre d’idées – c’est flagrant dans les « Notes sur le caractère des personnages » –, ce qu’il critique n’est pas la violence judiciaire en soi, mais des hommes qui, dans ce procès précis, donnent vie et chair à cette violence ; ainsi ne rejette-t-il pas la notion d’expertise telle qu’elle est instrumentalisée par la justice : il se considère simplement comme plus qualifié que les experts qui, en l’occurrence, ont œuvré lors de cette audience.
Or, le procès Dominici a sa part d’épisodes qu’on croirait tirés d’un mauvais rêve ou d’un Kafka inédit : par exemple quand un médecin déclare « Je n’ai pas vu les cadavres. Je ne peux parler que par analogie » et que pourtant « La Cour veut qu’il reste » (p. 49)… Giono le souligne. Mais procède-t-il différemment lorsqu’il écrit d’un témoin que « sa monstruosité n’apparaît que dans le mouvement de sa pomme d’Adam, pendant que ses yeux purs vous regardent fixement » (p. 39) ou qu’« il ment comme on fait des globules rouges » (p. 103) ? À ce stade-là, c’est ne pas s’élever beaucoup plus haut que la presse à sensation – on trouve dans toutes les rédactions de PQR des torche-papier qui rêveraient d’écrire de telles phrases…

Alcofribas
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le 10 mars 2018

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