Extrait de la critique publiée sur mon blog
Les officiels de son pays n'appréciant que moyennement le ton satirique qu'il emploie dans ses récits, le photographe et écrivain Ma Jian migre en 1986 pour Hongkong. Mais à la suite des événements de Tiananmen, il revient, choqué, à Pékin et parle avec ses compatriotes. Sur la base de ces rencontres, il écrit Nouilles chinoises, (The Noddles Maker, 1991) qui met en scène un repas partagé par un écrivain du Parti et un donneur de sang professionnel.
Le premier est pauvre mais plein d'ambition puisqu'il veut "devenir une vis qui ne rouille jamais" en entrant dans le Grand Dictionnaire des écrivains chinois. Le second est riche, il a "sauvé des centaines de vie", s'est "saigné à blanc pour le pays". Pourtant, l'écrivain l'accuse d'être un "imposteur", un "faux philosophe". "Je suis plus vrai que toi", rétorque le donneur de sang.
Et c'est ce débat sur la vérité de ce que nous sommes, intrinsèquement et en relation avec notre environnement, que Ma Jian ouvre avec chacun de ses personnages. Le tout ponctué par de sévères tacles à l'Etat chinois. Ainsi, une actrice, malheureuse en amour (ou malheureuse tout court), décide-t-elle de jouer le rôle de sa vie en se suicidant sur scène. Quand le tigre tueur la déchiquette, elle cherche le ciel des yeux mais son regard tombe sur l'inscription: "Respectez les quatre principes fondamentaux, construisez le socialisme à la chinoise." Et cet écrivain public saupoudre les déclarations d'amour de ses client(e)s de "quelques mots obscènes" comme "amour", "lèvres douces", ou "mélancolie" tolérés depuis la politique d'ouverture.
C'est grinçant, enlevé, touchant.
Touchant parce qu'il s'agit d'individus, vraisemblablement ceux-là même que Ma Jian a croisés durant son douloureux retour. Il n'en fait pas des icônes, ni même des porte-paroles. Il les met simplement en scène dans leur quotidien, leurs instabilités, dans l'indexation de leur petite vie sur la destinée de leur gigantesque pays.
Comme son compatriote Yu Hua, qui peignait la difficulté du quidam de se mettre au diapason des larges mouvements de l'Histoire sans s'en trouver balayé (notamment dans Brothers), Ma Jian esquisse autant de portraits douloureux, de vies écrasées, d'actes de résistance et de désespoir.
Mais qu'on ne se méprenne pas. Ma Jian ne fait pas dans le pathétique. Il sonne d'ailleurs quelques vérités qui restent en tête comme des bonnes blagues. Du genre, à propos des femmes: "Même le visage le plus frais ressemblera un jour à une tranche de jambon fumée." Qu'on se le tienne pour rire.