« Celui qui ne voit rien d’étrange n’a jamais regardé un homard en face. »

*Ces lignes portent sur les deux volumes des Œuvres complètes de Villiers de l’Isle-Adam en « Pléiade » (éd. Castex et Raitt, 1986). Pour les critiques de la quinzaine d’œuvres publiées à part, voir ailleurs.*


Villiers de l’Isle-Adam est mort à cinquante ans. Un mérite de ses Œuvres complètes, en plus de proposer des textes pour la plupart introuvables en volumes séparés, est de donner une idée de ce qu’il aurait écrit s’il avait vécu plus longtemps, ou travaillé encore plus – « beaucoup d’œuvres ont été abandonnées à cause d’une exigence excessive » (p. 1708), note en d’autres termes l’éditeur critique.
Les « Œuvres non recueillies » et les « Ébauches et fragments » réunis par Castex et Raitt mettent en lumière la propension de Villiers à placer ses propres idées dans la bouche de ses personnages : c’est un chevalier qui déclare à un duc, dans « Entre l’ancien et le nouveau », « Je suis amer, mais salubre » (p. 844).
Ou c’est Milton qui, dans « les Filles de Milton », déclare à ses filles que « le mot qui ne semble pas juste, isolément, est souvent le plus exact, s’il vient d’ensemble : car il n’y a pas de mots, en réalité : le seul poète est celui qui ne peut qu’aboyer magnifiquement sa pensée… la rugir parfois, la tonner souvent… » (p. 705). Que dans ce second cas Milton fût un écrivain réel devenu personnage de fiction semble par ailleurs une tentative de légitimation des conceptions de Villiers – alors qu’ailleurs, chez Borges par exemple, ce serait une variation autour du thème de l’anonymat de la création artistique.
Il s’agit aussi de rappeler que Villiers n’est pas si Ancien régime que cela, « trouv[ant] que l’on doit, si l’on est vraiment noble, le prouver par des actes nobles » (p. 985) ; que pour lui, le Beau est voué à la haine de la société moderne ; que vivre sans énigme ne serait pas vivre, dans la mesure où « un dieu pour qui deux et deux feraient quatre, je vous dis que vous n’en voudriez pas pour votre concierge » (p. 989).
Mais aussi qu’avec l’art et le rêve (« puisque nous avons essayé de définir par ce mot l’idéel des choses ensevelies que la musique fait revivre fugitivement », p. 767), l’amour lui semble la seule façon de succomber noblement à « la grande anxiété humaine devant l’énigme de la vie » (p. 1533)… Tout cela – rêve et haine du bourgeois, art et religion – est lié, dans la mesure où « lorsqu’on écrit, quel que soit le sujet, on ne fait que parler de soi-même » (p. 1007). Je me suis servi de cette idée dans la plupart de mes troisièmes parties de dissertation en fac ; il était temps de rendre son dû à César.
Cet ensemble de fragments de plus ou moins grande étendue – et de plus ou moins grande valeur, il faut le dire – ressemble à tout champ de ruines. Comme on aimerait voir un temple dont ne subsiste qu’une demi-colonne, j’aurais aimé lire en entier la Tentation, dont un personnage, tiré de la grande galerie des femmes fatales de Villiers, déclare à un autre : « J’ai beaucoup d’amitié pour vous, Gontran. Si vous me parlez d’amour plus longtemps (et voilà bientôt six mois que cela dure), je vais vous détester. Si je vous déteste, vous m’aimerez d’autant. Je vous ferai donc beaucoup souffrir. (Ne m’en veuillez pas, c’est dans ma nature.) Et comme j’ai beaucoup d’amitié pour vous, cela me fera de la peine de vous voir dans le chagrin » (p. 954).
Une dernière citation pour la route, à la fois terriblement juste et totalement intempestive, quelque idée qu’on se fasse de Dieu et quelque « mot » qu’on imagine : « Quand vous avez tué la valeur d’un mot pour vous avec la monnaie de ce mot, ne vous étonnez plus d’en rire. C’est un mot de moins, dont vous êtes décapité ; voilà tout. Prenez garde que ce ne soit le plus grand ! vous n’en ressusciterez pas » (p. 1001).


Cette critique n’est pas très construite, mais je voulais tirer le rideau sans trop de ronds de jambes.

Alcofribas
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le 29 janv. 2019

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