Pélagie-la-Charette raconte l'odyssée du peuple acadien, à la fin du 18ème siècle, et leur long voyage vers leurs terres natales d'Acadie, que les Anglais leur ont confisquée une quinzaine d'années plus tôt. J'ai découvert un pan de l'histoire du Canada et de la francophonie que je connaissais pas : l'histoire tragique de la Déportation des Acadiens aux Etats-Unis vers 1755, réduits à la misère ou à l'esclavage. Quinze ans plus tard, certains entreprendront le voyage retour, pérégrinant des années durant à travers les Etats-Unis, munis de leurs pauvres effets personnels et de leurs fantasmes de la terre promise en tête. Vieillards, nouveaux nés, familles "tricotées serrées (que j'aime cette expression Québécoise) qui se "défrichètent" pour comprendre son histoire familiale éparpillée par l'ennemi anglais... tous avancent à qui mieux-mieux, en guenilles et crevant de faim, chassant le porc épic ou mangeant des baies sauvages, emmenés par l'héroïque et romanesque Pélagie, qui semble guider tout son peuple derrière sa pauvre charrette de guingois.
J'ai adoré lire un français que je ne connaissais pas, car ce roman possède une oralité extraordinaire : on se laisse porter par la poésie de cette langue inconnue mais qu'on comprend et qu'on ressent, ce français pas français, du 18ème siècle, qui "pigouille" le cerveau et les sens. Et pas grave si on butte sur les mots, la narration d'Antonine Mallet est d'une poésie folle. C'est romanesque et truculent, à la fois tragi-comique et grandiloquant : il y a du Don Quichotte dans cette quête un peu absurde, du Rabelais (qu'Antonine Mallet connaît très bien) dans cette gouaille paysanne, et du biblique aussi : Pélagie guide son peuple comme Moïse en son temps, tend la main aux plus faibles comme le Christ des Evangiles, harangue fermement ses ouailles comme le patriarche Abraham. Elle est tout ça à la fois, elle est la Charrette (le toit), et la Résilience, l'Obstination, la Témérité et l'Amour pour les autres, et pour son peuple.
De l'humour, du pathétique, du grandiose aussi, et l'art de redonner dignité et grandeur à une nation persécutée, non mais lisez-ça !
« Un reste de peuple errait à travers plaines et vallées, grignotant les dernières racines pourries, les derniers brins de plantes surgies par hasard entre les failles des rochers. Un peuple en lambeaux, fourbu, semait sur la terre d'Amérique des enfants en bas âge et des vieillards épuisés. Et Pélagie se mit à craindre pour Grand-Pré. Si on allait perdre la meilleure graine en route, que sèmerait-on, rendu au pays? Les charrettes ne traînaient plus que des quartiers de familles, des retailles de l'ancienne Acadie. »