Tout ou rien...
C'est ce genre de film, comme "La dernière tentation du Christ" de Scorsese", qui vous fait sentir comme un rat de laboratoire. C'est fait pour vous faire réagir, et oui, vous réagissez au quart de...
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le 6 sept. 2013
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J'ai de très vagues souvenirs de la grève de 1995. Principalement du joyeux bazar qu'avait connu mon lycée, où l'on nous avait fait tenir des ateliers de revendication où, petits idiots que nous étions, nous n'avions pas grand-chose à dire.
Lorsque s'est profilée la réforme des retraites de Macron, que nous voyions tous venir depuis longtemps, j'ai voulu me dire que je serais au rendez-vous, et qu'il s'agirait de faire aussi bien que les gars de 1995. Grève générale reconductible. J'ai donc commandé ce livre, qui est le journal de grève de Christian Verrier, qui avait la particularité d'être à la fois un chercheur en anthropologie et un conducteur de train à la Gare du Nord, bref un acteur en première ligne de ce qui fut le dernier conflit social victorieux en France. Je cherchais dans ce livre des solutions, des réponses, et une forme d'inspiration pour la bataille à venir. Avec regret, je ne rédige cette critique qu'avec huit mois de retard, donc l'exaltation est un peu retombée. C'est peut-être mieux, même si la densité d'un tel journal est mieux retranscrite avec des souvenirs frais.
L'ouvrage commence par une introduction où V. décrit la difficulté à écrire a postériori ce journal, dans le contexte exalté et exigeant de la grève : au départ, il prenait des notes, puis enregistrait sur un magnétophone ses réflexions et les AG. Il avait aussi une position ambiguë, étant à la fois acteur et observateur, mais pense que c'était en même temps une situation privilégiée d'"observateur complet". Il recommande deux documentaires : La grève éternelle de B. Spitzer (1999) et Jours de grève à Paris-Nord, de G. Lavigne et J.-L. Comolli (2003). Derrière ces observations, il y a l'idée, trop minoritaire, qu'une grève est aussi un moment où l'on réfléchit à la place de son métier dans la société et où l'on acquiert d'autres compétences.
L'aspect chronologique est très bien rendu, on comprend l'évolution mentale de l'auteur au long de ces semaines : une certaine incrédulité devant une mobilisation brusque et inespérée, une phase de conquête euphorique, des questionnements concernant le rapport aux médias, des confrontations épiques avec la direction et les CRS, puis après les premiers reculs, la gueule de bois de la redescente. Derrière cette évolution, qui rappellera une version vécue de l'excellent En un combat douteux de Steinbeck, on voit que la fameuse convergence des luttes, que nous appelons tous de nos voeux, n'est pas quelque chose qui tombe tout cuit : il faut que des cheminots aillent voir des étudiants, que des étudiants aillent voir des cheminots, que des postiers, des gens de la RATP aillent vers les autres secteurs pour que les choses se mettent en branle. Avoir une identité forte dans son travail aide également.
On voit aussi que la réponse du pouvoir était déjà la même : l'autisme de dire que la réforme n'est pas comprise, la rhétorique de la prise d'otages, de la minoration des grévistes vus comme une minorité malfaisante et/ou bête. Avec aussi les problèmes éternels : les atermoiements de syndicats à la traîne derrière leur base, la rouerie des AG, les disputes avec les non-grévistes.
On voit aussi, heureusement, tout l'aspect positif de la grève : la transmission d'une identité propre à la SNCF (sur les rouages de laquelle ce livre est un formidable petit documentaire), les espoirs de reconquête sociale, les moments de solidarité où les hiérarchies sociales s'abolissent.
Poser le sac est un document très touchant et inspirant sur la manière de mener et d'entretenir un conflit social pour obtenir ce qu'on veut. Puissions-nous être à la hauteur de ses enseignements.
Synopsis.
Une ouverture revient sur le début de la grève en rappelant les moments forts antérieurs des mouvements sociaux en France : 1920, 1953, 1968, 1986, 1995. Il pose l'imaginaire collectif des cheminots, monde d'hommes aux journées déstructurées, attaché à la mémoire d'une institution qui les dépasse. La grève de 1995 intervient après dix ans de dégradation du service.
Le journal court du 24 novembre au 18 décembre 1995, il est subdivisé en jours.
Le vendredi 24 novembre, V. est sur son jour de repos alors qu'un appel à la grève contre la réforme des régimes spéciaux a été voté, mais il apprend que les arrêts de travail ont été nombreux, avec 500 000 manifestants et Nicole Notat, patronne de la CFDT, bousculée en manif. La prolongation de la grève le surprend.
Le dimanche 26, il va au dépôt et comprend que quelque chose se passe, même s'il n'est pas lui-même syndiqué. Le lundi, première occupation des voies et jeu de cache-cache avec les CRS. Assemblée unitaire CGT-FO-CFDT. Une manif est prévue pour le 17 décembre, ce qui semble bien loin.
Le mardi 28, délégation au centre de tri postal de Landy. La présence des cheminots motive. Les métiers de la SNCF sont très segmentés, malgré le mythe d'une seule grande famille.
Mercredi 29, le rituel de la journée de grève est installé. C'est un engagement éprouvant. Nécessité d'occuper les voies pour empêcher l'Eurostar de partir, enjeu symbolique. On sort de la légalité. Chantage affectif réussi qui pousse un conducteur sur le départ à se déclarer gréviste. On se rend visite entre grévistes cheminots et postiers histoire de s'occuper. Les journalistes se font huer. Le soir Juppé insiste : c'est sa réforme ou la catastrophe.
Jeudi 30, V. propose en sortie d'AG d'aller parler à la direction du dépôt. L'initiative se transforme vite en invasion du bureau du chef, avec une scène étrange où le patron se retrouve face aux subordonnés qu'il ne voit jamais. Dans la foulée, ils occupent un bureau de commande des aiguillages. Le RPR appelle à une contre-manifestation des usagers qui fera pschitt.
Vendredi 1er décembre, un journaliste de la BBC est présent. Déception au centre de tri où la mobilisation baisse. Revue de presse : les journaux de gauche couvrent bien, la radio et la télévision construisent une vision négative du mouvement (déjà la "prise d'otage"). Des erreurs grossières passent mal dans le milieu gréviste. Cependant les sondages montrent une opinion favorable à la grève, et on commence à parler de "grève par procuration". Délégation envoyée à la maison de la radio pour contester le traitement de l'information. Souvenir de 1986, où la bataille médiatique était importante, avec une revue de presse quotidienne au dépôt et des contacts avec certains journalistes. Passage inutile à Solférino. Gros embouteillages. La grève s'étend à d'autres secteurs.
Samedi 2 décembre. Souvenirs de l'héroïque coordination interpro de 1986. Mais une telle initiative n'est pas reproductible. Au dépôt, on écoute entre mecs le nouvel album des Stones. Evolution de la nouvelle génération, plus Charlie Hebdo et Fluide glacial que L'Huma. Friction avec un vieux cadre qui a monté au sein de la SNCF, différent de la nouvelle génération de cadres managériaux. Lui vit la grève comme un sacrilège. Projet de rassemblement dans la gare avec un collectif étudiant. Seguin appelle à comprendre les grévistes.
Lundi 4. Après un dimanche en famille, tentative d'occuper le poste de commande de Gare du Nord, nouvelle discussion virile avec le directeur. Passage à l'AG de Paris 8. Un étudiant demande naïvement si des trains de grévistes pourraient être mis en service. Ambiance moins déterminée, cela dit. Les médias ne donnent la parole aux grévistes que 15 mn sur 2 h.
Mardi 5. Délégation aux ateliers SNCF, où il y a bien moins de grévistes. Rencontre avec des instituteurs du quartier avant l'AG intercatégorielle. Marc Blondel vient et vole la vedette devant les journalistes. Cortège avec une grande manif aux allures de carnaval. Juppé fait moins raide à la télé.
Mercredi 6 déc. V. fait une crise d'autorité bizarre en refusant des journalistes bien disposés. Les syndicats encadrent bien les AG, ce qui annuie V. Il accepte de laisser J.-L. Comolli les filmer, et un jounaliste de Libé vient faire une chronique quotidienne.
Jeudi 7 déc. Les CRS sont efficaces mas l'Eurostar ne réussit pas à passer. Belle AG avec participation de jeunes. Juppé nomme un médiateur, un politicard de 73 ans. Grosse manif qui concurrence celles de 68.
Vendredi 8 déc. Arrivée dès 5 h du matin. Passage au dépôt de La Villette. Souvenir de 1986, où V. avait participé à la rédaction d'un tract qui avait mis le feu aux poudres. Mais la grève de 1986 était hors de contrôle, à la différence de celle de 1995.Elle était aussi offensive, et non défensive. Echanges virils avec le directeur, mis en difficulté. Le forcing pour rouvrir la gare échoue. En réaction, ils prennent le 1GL, le poste de commandement de tous les aiguillages. Un roulement est organisé pour occuper ce poste stratégique, un officiel est dépêché pour constater l'absence de déprédations.
Samedi 9 déc. Des retraités de la grande distribution viennent témoigner leur soutien. Une cagnotte soutient les cheminots, des étudiants de Censier viennent mais ce n'est pas très bien pris. Juppé dit que sa réforme est mal comprise.
Dimanche 10 déc. Juppé renonce au contrat de plan qui inquiètait les cheminots.
Lundi 11 déc. Un cadavre est emmené par la police mais ce n'est pas un gréviste. Les 1e concessions de Juppé risquent d'enfoncer un coin dans l'unité de la grève. AG de conducteurs très fournie, avec des gens qu'on n'avait pas vus avant. Un supérieur hiérarchique vient présenter une requête : tollé. Mais le mot "reprise" est prononcé. AG intercatégorielle au 1GL. Présence d'un enseignant-chercheur.AG à Paris 8. V. prend la parole, dit que le rail a besoin de l'université, est applaudi mais sans grand effet. On évoque l'appel de Bourdieu signé par 200 intellectuels contre celui d'Alain Touraine et Ricoeur.
Mardi 12 déc. Juppé fait des appels du pied. Discussion avec un journaliste de la crise à Libé. AG de roulants. La FGAAC estime que les concessions de Juppé, corporatistes, sont suffisantes. V. prend la parole, la grève est reconduite mais la majorité est moins nette. Passage à Paris 8, mais manif avec les roulants, peu nombreux car un certain nombre vont bloquer. Des non-grévistes s'affirment. Mais la manif est un raz-de-marée. Les médias minorent, mais le score du Juppéthon est atteint (Juppé avait dit qu'au-delà d'un certain seuil chiffré, il devrait s'incliner, erreur politique manifeste).
Mercredi 15 déc. Longue AG, où les avis sont désormais très tranchés. La FGAAC, comme le disait le Canard, fait oeuvre de démobilisation. V. dit qu'il faudrait aller plus loin et ne pas seulement être défensif, mais formuler des demandes positives. Le souvenir des grèves précédentes, la volonté d'être à la hauteur des aînés a joué. V. parle de "grève grave", pas joyeuse comme celle de 1986 (mais cela me semble un effet de génération). Ailleurs cependant la FGAAC ne tient pas ses troupes. Le gouvernement pleurniche sur la continuation de la grève, maintenant que tout a été accordé. Bourdieu rêve à un mouvement qui gagnerait toute l'Europe.
Jeudi 14 déc. Discussion avec Barbara, documentariste. Dans la nuit un journaliste est venu chercher un gréviste qui "parle bien". A la télé, on apprend que sept dépôts ont repris le travail. Encore quelques jours et la grève à Gare du Nord se conclura. Des rumeurs font craindre une reprise du 1GL. A 11 h, démenti : la grève se maintient. La grève n'est plus en phase d'expansion, mais statique. Avec les dissensions syndicales, c'est la redescente et il y a une forme de deuil. Pourtant la soutien du public n'a jamais été aussi fort. V. se sent plus porté à l'analyse qu'à l'action.
Ven. 15 déc. Au 1GL, deux grévistes forcenés mais prisant peu les intellectuels font savoir à V. qu'on ne comprend pas toujours ce qu'il dit. Manière de dire qu'il faut faire peuple. Communiqué de la CGT, reçue au ministère, qui annonce que la grève perd sa forme reconductible. Elle encourage à célébrer les acquis. V. attendait ce revirement pour le week-end. Des grévistes RATP viennent assurer qu'ils comptent continuer. AG intercatégorielle très tendue. Désunion, on remet à la prochaine la question de la remise du 1GL. Jean Bergougnoux, patron de la SNCF peu aimé, annonce sa démission : fusible.
Samedi 16 déc. AG tardive (10 h), mélodramatique. Certains rêvent à une reprise en janvier après la trêve des confiseurs. Les syndicats masquent la capitulation. Le rendu des clés est voté, mais la grève reconduite pour lundi. Manif forte mais en baisse.
Dimanche 17 déc. Fête conviviale au dépôt. V. sèche.
Lundi 18 déc. Le métro refonctionne (cafard). Négociation avec le directeur de région, qui abandonne toute poursuite pour occupation de voie. Un certain flou entraîne la réoccupation déterminée du 1GL. La direction se consulte puis capitule sur les derniers points litigieux. Les grévistes exigent que le directeur se déplace jusqu'au 1GL pour recevoir les clés. V. reprend le lendemain à 15 heures.
Créée
le 26 juil. 2020
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