Je découvre Georges Corm avec cet ouvrage et m’en fait immédiatement une sorte d’ami.
D’abord et avant tout parce qu’il met en mot une foule d’idées qui n’existait que sous la forme d’intuitions vagues dans mon esprit et qu’il appuie ces idées par une connaissance historique profonde. J’ai donc l’impression très agréable de redécouvrir ce que je croyais savoir, de comprendre le pourquoi de mes intuitions, en découvrant leurs sources et de trouver une montagne de savoir.
Il y a donc, à la lecture du livre, une sorte d’intimité immédiate qui se créée entre la pensée de son auteur et ma petite personne.
Cette sensation se redouble parce que bien que Libanais né en Egypte, Georges Corm écrit dans un français parfait, simple et clair, mais surtout, emploie pour développer ses idées des concepts qui nous sont extrêmement familiers: les principes humanistes de la pensée des Lumières, celle qui a accouché de la révolution française et de toute la pensée politique moderne, pour aboutir ici à nos fameux principes républicains - dont tous se réclament en les piétinants pourtant allègrement. -
L’objet du livre est avant tout de tenter une analyse enfin raisonnée, dépassionnée, des conflits contemporains du Moyen-Orient.
L’ouvrage, pour restaurer l’objectivité de notre regard sur ces grandes questions de géopolitique, est composé de diverses conférences et articles que l’auteur a compilé et structuré en trois grands chapitres.
Le premier tente de déconstruire l’illusion entretenue par diverses théories fumeuses et beaucoup de paresses médiatiques d’une « guerre des civilisations » qui opposerait un « Occident chrétien » à un « Orient musulman ».
Il s’agit au fond bien d’une imposture qui ne sert que de paravent et de justification à des luttes de pouvoir tout à fait ordinaires et conformes au reste de l’histoire humaine. C’est l’objet de cette lecture « profane » où le sacré est remis à sa place réelle: celle de simple prétexte, de justification à posteriori d’ambitions beaucoup plus terre à terre. Corm démontre par de simples mais nécessaires rappels qu’il n’existe en réalité ni dans le monde chrétien ni dans le monde musulman aucun « retour du religieux », qu’aucune querelle théologique n’anime aucune de ces religions, mais constate, au contraire, combien la religion y est effectivement aujourd’hui utilisée à des fins politiques.
La religion et le repli identitaire qui l’accompagne sont toutefois devenus pour beaucoup le seul recours à une perte de crédibilité des idées nationalistes ou révolutionnaires, d’une part, et le dernier rempart contre les ravages de la globalisation économique et culturelle d’autre part.
On y apprend comment les Etats-Unis, pour justifier des interventions politiques et militaires destinées à préserver leur hégémonie, ont construit ce discours religieux d’une lutte contre « l’Axe du mal ». Mais aussi comment l’Arabie Saoudite et le Pakistan (vous noterez qu’il s’agit là des deux alliés principaux des USA dans le monde musulman) se sont tous deux rêvés en dirigeants du monde musulman, promouvant, avec des succès divers, leur propre courant religieux et une vision extrêmement conservatrice et rigoriste de l’Islam. Corm, à propos du Wahhabisme, n’a pas besoin de démontrer très longtemps combien cet islam est né avant tout de la nécessité de maintenir une « paix sociale » en Arabie Saoudite. Les écarts de richesse entre la famille princière et le reste de la population y seraient sans lui, sans cette justification à posteriori d’une « bienveillance divine » pour la famille Saoud, sans doute insupportables.
Le second chapitre tente d’expliquer par quels mécanismes idéologiques ces manipulations ont été rendues possibles. Comment la mémoire est ici utilisée, détournée, à des fins politiques. Corm détricote savamment les différentes strates de discours, de pensées qui ont, au cours de l’Histoire (de l’Antiquité à nos jours), forgé cette fausse conception actuelle d’un « Occident » qui s’opposerait à cet « Orient » non moins imaginaire. Outre ces rappels historiques salvateurs, l’auteur prend soin de replacer constamment le lecteur dans une grille d’analyse objective, raisonnée, à force de remises en perspectives, où les mots reprennent enfin leur sens. Le but du chapitre étant de rappeler combien l’histoire de l’Europe, de l’Afrique du nord et du Moyen Orient sont intimement liées, et comment elles se sont influencées mutuellement au cours de l’Histoire. Et Notamment combien la pensée révolutionnaire française a pu germer dans la conscience des peuples de ces régions, de la Turquie jusqu’au Maroc, avant d’être étouffée par les contradictions flagrantes de la colonisation, par le repli religieux au détriment du nationalisme arabe (là encore soutenu par les américains afin de combattre le communisme) ou plus récemment l’incohérence du soutien inconditionnel à Israël, la diabolisation de l’Iran, l’invasion Irakienne, etc…
Le troisième chapitre, est l’occasion d’un retour aux sources de la pensée révolutionnaire française: Corm y aborde la problématique de la laïcité et de la liberté. Il y traite donc du communautarisme, du multi-culturalisme. On y apprend comment le communautarisme fut employé par la France au Liban, qui y favorisait certains dirigeants sous prétexte qu’ils étaient chrétiens, accélérant les phénomènes de corruption, où l’appartenance à telle ou telle communauté octroyait automatiquement tel ou tel poste, contribuant ainsi à la guerre civile libanaise.
Il rappelle aussi comment la bataille pour la Liberté individuelle au Proche-Orient fut presque gagnée et comment elle fut sabordée, autant par les influences conservatrices locales que les incohérences européennes ou les ingérences américaines.
Un troisième sous-chapitre s’intéresse à la trajectoire inverse de la liberté religieuse dans le monde chrétien et dans le monde musulman, avec un développement particulièrement intéressant sur le concept de laïcité entendu dans un sens beaucoup plus général que sa définition franco-française. A ce propos précis Corm reproche d’ailleurs à beaucoup d’intellectuels français d’avoir oublié combien les principes de la révolution ont essaimé à travers le monde, combien ces idées ont progressé en dehors de France, et combien il convient donc de les enrichir de cet apport extérieur et de ne plus confondre le principe général avec ses traductions institutionnelles particulières. Ce chapitre fut pour moi extrêmement instructif car Corm y cite en référence un très grand nombre de libres penseurs arabes, syriens, libanais, etc qui ont pour point commun d’avoir rêvé d’un retour des lumières de l’Islam: la période dite de la Nahda où la liberté d’exégèse du texte sacré était totale. Corm Pose d’ailleurs ce rétablissement de la liberté d’interprétation du Coran comme la première pierre nécessaire à une authentique pensée laïque musulmane.
C’est l’occasion aussi d’expliquer pourquoi les USA et l’Europe ont appuyé et soutenu la création d’un Etat ex-nihilo, celui d’Israël, et de pointer combien ce soutien a paru incohérent au monde arabo-musulman: aucun des peuples de ces régions n’ayant participé au massacre de masse que fut la Shoah, la justification morale de la confiscation des terres palestiniennes n’a jamais eu aucune valeur. Il pointe aussi l’incohérence totale de la position française, qui soutien l’existence d’un état religieux et dont la seule appartenance à cette religion fonde la citoyenneté, contrairement à tous les principes et définitions françaises de la nation, du citoyen, bref des principes républicains qu’elle a enfanté et qu’elle continue pourtant de promouvoir.
Dans la conclusion, Georges Corm s’essaie à un peu de politique-fiction et tente de trouver les raisons du déclenchement d’une troisième guerre mondiale pour démontrer le peu de réalisme de la théorie d’un affrontement généralisé entre « l’Occident » et « l’Orient ». Enfin, il cherche à rétablir dans ce jeu complexe de relations internationales les responsabilités de chacun dans l’augmentation réelle des tensions dont nous sommes pourtant témoins.
Du fait d’une écriture étalée dans le temps, reprenant souvent des travaux antérieurs, nombre de sous-chapitres semblent aborder les mêmes thèmes. et le livre paraitra quelques fois peut-être à certains comme piétinant un peu. Mais c’est oublier combien il est toujours intéressant de tourner autour d’un problème, de changer d’angle d’attaque. Les aller-retours au long du livre me semblent donc parfaitement logiques.
L’analyse, si elle n’est plus à la pointe de l’actualité - les révolutions arabes ont eu lieu mais le pseudo-Califat de Daesh n’existe pas encore, ni l’accord sur le nucléaire iranien - reste extrêmement pertinente, éclairante, précisément parce qu’elle apporte enfin un recul extrêmement éclairant, à la fois historique, idéologique et géographique, à mille lieues du délire fanatisant et belliqueux dont nous abreuvent quotidiennement les médias.
Une excellente manière de recouvrer sa lucidité et son sang-froid dans le flot manipulateur et mensonger du tout-émotionnel dans lequel nous sommes immergés et dont la classe politique s’est malheureusement faite la championne aujourd’hui.