Poète de la métamorphose et du mélange - dans le meilleur sens du terme - Mario Luzi a su renouveler une œuvre qui aurait d'abord pu paraître asservie à la beauté. Cheminer à travers les six recueils réunis dans cette édition (Gallimard), c'est en effet épouser les doutes, les ruptures, et l'inquiétude croissante d'un homme qui n'a jamais cessé de remettre en question le langage et les enjeux de son art.
Les transformations qui s'opèrent dans l'ensemble de l'œuvre caractérisent également les poèmes isolés. Dans "Événement", extrait du beau recueil Avènement nocturne, l'identité de la jeune femme dont il est question n'est révélée qu'à la fin. Il s'agit d'Aréthuse, une nymphe qui aurait été métamorphosée en source par la déesse Diane selon les auteurs latins. Or, on peut voir de vers en vers ce changement à l’œuvre à travers notamment cette image : "le changeant Averne de la joue enfantine". Formes humaines et minérales tendent à se confondre. L'intelligence de la métamorphose est d'abord d'ordre sensible (la chair est eau) ; le nom de la nymphe ne vient que confirmer ce dont on avait déjà pu faire l'expérience.
Ce sont ainsi plusieurs formes qui se mêlent dans les poèmes, mais aussi plusieurs temps. Il est intéressant que ce soient les images elles-mêmes qui condensent à la fois le passé, le présent et l'avenir. Les signes sont à lire dans les couleurs, les figures, la lumière, mais aussi les sons, les frissons, les parfums. Dans "A Sandro", par exemple, les vers : "une lumière, fuyant le secret / des potagers dans une nuée venteuse / pressentait le rose des floraisons" s'avèrent difficiles à analyser, non pas à cause de leur caractère excessivement abstrait, mais parce qu'ils réunissent plusieurs dimensions : présent et avenir, humain et inhumain, correspondances diverses - et tout n'est que "pressentiment". Le monde prend forme dans le poème par la perception de ce qui existe ailleurs ou existera. La subjectivité est le siège de ce qui apparait - et il est intéressant de noter qu'elle n'est pas uniquement le propre des hommes. Parfois, j'ai comme l'impression que les éléments de la nature sont ces êtres métamorphosés que l'on trouve chez Ovide. Ils furent hommes. De leur existence passée, subsistent la mémoire, les émotions et les perceptions.
Ces procédés participent du raffinement de cette poésie par ailleurs très érudite. L'Antiquité (Ovide), le Moyen-Âge (Dante, Le Tasse), le symbolisme français, et la modernité (T. S. Eliot) habitent l'art de Luzi, tendent et rompent ses vers, aiguillonnent ses doutes. Ils fusionnent tout naturellement, ou engagent à un dialogue qu'on ne peut appréhender qu'en retraçant le parcours du poète. D'un recueil l'autre, ils métamorphosent véritablement la forme des poèmes sans estomper la voix singulière de Luzi. Ils ouvrent également le paysage des textes sur un ailleurs. Profondément toscane par sa sécheresse lumineuse, l’œuvre n'a pas pour arrière-fond un décor confortable et rassurant, pas plus qu'elle n'est enclose dans les limites de son époque. A l'inverse, c'est aussi un dialogue européen qu'elle met en scène, tandis que l'espace vécu se confond avec les lieux mythiques de l'Antiquité et du Moyen-Âge (cercles de l'Enfer de Dante, locus amoenus virgilien). Loin de mener à des impasses théoriques, l'érudition du poète prend ainsi vie dans la terre toscane.
L'art de Luzi surprend. Nourri et mûri par le christianisme, il ne promet aucun salut. Bouleversé par la modernité, il continue de puiser son suc dans la beauté formelle d'un D'Annunzio. Foisonnant d'images et d'adjectifs, il laisse dans son sillage des impressions fortes, sensuelles, et reste étranger à toute préciosité. Excellent technicien, le poète renonce délibérément à la séduction de la musique et plie son vers à une exigence de vérité et de nécessité. Les poèmes n'en sont pas plus secs et plus concis ; du moins sont-ils plus précis à mesure que le temps passe, et plus touchants.
Dans l'attente de lire les recueils de maturité de ce poète rare ...
Note sur la traduction : J'ai surtout lu les poèmes traduits par Jean-Yves Masson.
Les trois poèmes traduits par Philippe Jaccottet dans l'anthologie D'une lyre à cinq cordes sont très beaux. Je les recommande chaudement.
Bonus : Le poète distingué lit un texte, avec ses petites lunettes :
https://www.youtube.com/watch?v=wYlzcZV1vQ8