Henri Joly est un sociologue et psychologue, surtout connu en son temps pour ses travaux sur la psychologie des criminels (il tenait une chaire de criminologie à la faculté de droit de Paris), sur les phénomènes d'hypnose et sur la psychologie des grands hommes.


Dans cet ouvrage il s'attache à éclairer certains aspects méconnus ou peu compris de la psychologie des saints catholiques, il ne cherche pas seulement à dresser un portrait général de leurs caractéristiques psychologiques, à expliquer pourquoi ils se distinguent du reste de l'humanité ; il s'efforce aussi de répondre à toutes sortes de clichés malveillants qui circulaient chez les psychologues de l'époque à propos des personnages dits saints (plus globalement des clichés que partageaient beaucoup des intellectuels de son époque - aujourd'hui ces opinions sont communément admises si bien que peu de gens prennent encore la peine d'y réfléchir).


Quand on parle d'un saint à l'homme moyen d'aujourd'hui, voilà à quoi il peut penser : c'étaient des allumés, des gens vraiment bizarres et pas très sain d'esprit, qui n'avaient rien compris à la vie et qui s'inventaient des histoires pour compenser leur manque de je ne sais quoi, même s'ils croyaient sincèrement aux histoires qu'ils s'inventaient, etc etc.. Parfois tout au plus, on peut être impressionné par les exploits, les réalisations ou le caractère plus ou moins héroïque de tel saint ou telle sainte, par exemple sainte Jeanne d'Arc très populaire chez les néo-facho à la Le Pen (père), saint Augustin apprécié pour sa prose, saint Louis le modèle du bon roi que même certains "hommes de gauche" peuvent apprécier, mais alors on considérera leur qualité de saint et leur dévotion au catholicisme comme un aspect secondaire voire handicapant de leur œuvre ou de leur personnalité.


D'autres seront plus "bienveillants" et diront que les saints catholiques sont des personnages admirables au même titre que les brahmanes indiens, les bonzes bouddhistes, les mystiques musulmans, les sages chinois : tous ces gens partagent un même idéal de pauvreté, d'ascétisme, de dévouement, d'humilité, etc, ils ont les mêmes qualités, les mêmes objectifs ... opinion très rependue parmi les amateurs de gnose new-age indianisante, et parmi les catholiques modernistes (à commencer par le "pape" lui même qui ne manque pas une occasion de témoigner son amour des autres traditions religieuses, au point que l'on se demanderait ce qui lui reste de spécifiquement catholique, mais c'est là une autre discussion).


Henri Joly commence en force, en écartant avec concision et clarté ces rapprochements maladroits et naïfs faits entre les saints catholiques et les personnes considérées comme saintes selon les autres religions. Certes, il y a bien en commun la recherche d'une réalité spirituelle et l'idée que les turpitudes charnelles et/ou temporelles sont méprisables, ou du moins insuffisantes à la complétude d'une âme humaine. Mais ce n'est ici que la surface des choses, il faut y voir plus en profondeur.


Les chinois ont une conception de la sainteté assez "matérielle" (plutôt que matérialiste), cette sainteté s'envisageant comme l'état le plus parfait de la nature, qu'atteignent les sages en se basant sur la raison et sur la vertu, mais sans le moindre recours à une force extérieure à celle de l'homme (tandis que chez les catholiques la sainteté est comme le corollaire d'une connexion intime avec Dieu, qui nous fait vivre de sa vie et de qui nous obtenons diverses vertus). Ils n'ont aucune idée précise sur la source de la sainteté, quelques-un disent que c'est l'hérédité, mais cette question ne les passionne pas plus que ça. Du reste tout ce qui est surnaturel les intéresse peu, leur sagesse est très "terre à terre".


Les bouddhistes quant à eux insistent beaucoup sur l'idée de sainteté, mais ils en ont une conception très opposée à celle des catholiques. Tandis que chez ceux-ci les saints sont surtout et avant tout des serviteurs de Dieu, chez les bouddhistes il s'agit de faire mourir en soi son "égo" et de s'extraire de cette nature corrompue et éternellement mauvaise, de briser le cycle des réincarnations, encore une fois sans le moindre recours à une aide surnaturelle. Les dieux ne sont à l'homme d'aucune forme de secours, l'homme devra trouver "en lui" tous les moyens de s'arracher à la nature et de parvenir à l'extase. Cet extase corresponds à l'accès au plus pur néant, l'équivalent du paradis chez les bouddhistes étant une forme de grand "Rien" intersidéral, puisque "Tout" ce qui existe est en soi quelque chose de mauvais (ce cycle infini de réincarnations). En fait pour être plus précis, on ne sait même pas en quoi consiste le Nirvana, Bouddha lui même ne voulant rien dire à ce sujet, il se contente d'expliquer à ses disciples qu'il faut faire mourir en soi tout désir et renoncer à toute forme d'oeuvre, afin d'éteindre son existence (et surtout, ses existences futures). En somme, c'est une forme de renoncement beaucoup plus violent et beaucoup plus extrême que tout ce qu'on pourrait trouver chez le plus austère des ermites chrétiens. Pour le bouddhiste, la sainteté ne consiste en rien d'autre que le fait d’arrêter d'exister.


Pour ce qui concerne les musulmans, c'est encore une autre affaire. C'est aussi tout l'inverse de la conception bouddhiste : hormis les apparences ressemblantes, c'est à dire le renoncement au monde, la pratique du jeune et de l'ascèse, la contemplation et la recherche de l'extase, etc... l'objectif du mystique musulman est d'atteindre une renaissance perpétuelle de ses facultés corporelles, dans ce paradis charnel qu'est celui de l'Islam. S'il renonce à certains plaisirs dans cette vie, c'est pour en retrouver mille fois plus dans une autre. Le sage musulman recherche le secours et la compagnie de Dieu, non pas comme le chrétien en serviteur humble et dévoué, mais plutôt comme on aurait recours à un ami puissant qui servirait mieux nos propres désirs et nos propres passions. Certes il faut craindre la colère et la puissance de Dieu, mais enfin du moment que l'on suit à peu près bien les règles, on peut poursuivre ensuite nos propres objectifs. La Charité, entendue comme l'Amour de Dieu en toute chose, est un concept a peu près inexistant en Islam. Dans cette religion, se soumettre à Dieu, c'est tout au plus comme se soumettre bon gré mal gré au roi ou au chef du coin, parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement, il faut essayer d'y trouver son compte malgré tout, d'autant que ce chef propose des récompenses alléchantes à ceux qui lui montrent une soumission plus grande.


Henri Joly propose aussi d'expliquer la conception de la sainteté chez les anciens Grecs, les anciens Juifs, chez les diverses sectes protestantes, pour en arriver à la conception proprement catholique de la chose, qui intéressera tout le reste de l'ouvrage. Le saint et un homme (ou une femme - car oui aucune inégalité entre les sexes pour ce qui touche à la sainteté ou à la valeur morale chez les chrétiens, contrairement à ce que disent les préceptes islamiques, grecs, hindous, confucéens) qui est serviteur de Dieu par excellence, qui renonce aux vanités de la vie temporelle pour se tourner vers le seul vrai Bien et dépasser les faiblesses de sa nature pour tourner toutes entières sa volonté, son intelligence et ses forces naturelles au seul service de Dieu. De cette dévotion toute particulière il reçoit des grâces, des forces d'origine surnaturelle qui le rendent plus propre à son objectif de pureté. Tout l'ouvrage consistera à écarter les diverses confusions qui entourent ce genre de principes, et à clarifier ce en quoi consiste la vie sainte sous ses aspects psychologiques concrets.


Dans une seconde partie, il explique le rapport que les saints entretiennent avec la nature, entendons par là tout ce qui ne touche pas proprement à l'ordre surnaturel. Ainsi voit-on que les saints catholiques, bien loin de vouloir faire mourir en eux tout ce qui est naturel comme les bouddhistes, de mépriser le monde au point d'être indifférent à tout ce qui s'y passe, de mépriser leur propre corps ou leurs propres qualités, s'efforcent au contraire de sublimer leur nature et de l'utiliser justement au mieux, de la porter à ce pour quoi elle a été faite. Un saint est d'abord saint dans les petites choses de la vie quotidienne, et dirions nous de la vie "temporelle" : un saint qui est roi est d'abord un excellent roi, un saint qui est jardinier d'abord un excellent jardinier, une sainte qui est mère est d'abord une excellente épouse et une excellente mère, etc ... aucun n'a jamais négligé son devoir d'état, aussi hautes et profondes que soient ses vues spirituelles. Ensuite, les grands saints ont tous eu des caractères et des talents fort divers : s'humilier devant Dieu et se consacrer à son service ne signifie pas cesser d'avoir une existence propre et devenir une sorte de marionnette, ou de coquille vide que Dieu remplirait, certainement pas. C'est au contraire utiliser sa personnalité et ses talents naturels du mieux que l'on puisse faire, pour servir la plus grande gloire de Dieu : ainsi certains sont mieux à l'aise dans la discrétion et dans la douceur, plus apte à s'occuper des pauvres ou des souffrants par exemple ; d'autres sont plus aptes à devenir des docteurs intransigeants et infatigables, défenseurs zélés de la vérité ; d'autres encore sont meilleurs pasteurs et savent mieux guider et convaincre les indécis, les porter à faire de grandes réalisations ; d'autres seront plus contemplatifs et préféreront le silence et la méditation aux harangues ou aux grands sermons, etc etc ... que chacun soit à sa place et agisse au mieux de ce que sa nature le porte à faire.


Une troisième partie porte sur les faits extraordinaires de la vie sainte : miracles, visions, extases, prophéties ou autres ; tout ce qui porte tant à la risée et au mépris de l'homme moderne qui n'y voit qu'autant de folies et de balivernes. C'est là que l'expertise psychologique d'Henri Joly prends tout son sens : il explique, avec un œil de scientifique et une précision toute clinique, pourquoi il ne faut pas confondre la sainteté et ses caractères surnaturels avec l'hystérie, la schizophrénie, certaines formes de dépression ou encore de dysfonctionnements du système nerveux, dont les manifestations matérielles, émotionnelles et spirituelles sont fort différentes. Je passerais les détails, mais enfin il faut retenir que lorsqu'une extase ou vision n'est ni d'origine naturelle, ni d’origine démoniaque, elle provoque en celui qui la vis un regain de force, de joie, de détermination, d'amour de Dieu et d'amour du prochain, de sens de la mission et de propension à l'action (toujours avec ce ferme bon sens), et ce avec un élan durable (les effets restent et ne s'évaporent pas avec le temps qui passe), ce qui est on ne peut plus opposé aux symptômes des différents troubles psychologiques sus-mentionnés.


Il ressort de cette étude quelques constats étonnants : tout d'abord, les saints eux-même étaient très conscients de la différence entre une vision ou une extase d'origine divine, et un phénomène analogue d'origine naturelle, qui serait plutôt dû à la fatigue, à la maladie ou encore à l'orgueil et au désir de recevoir ce genre de vision qui les provoqueraient par auto-engendrement (ainsi en est-il de ces personnages excentriques qui sont persuadés que Dieu ou un ange leur parle, qui sont très fiers de le raconter à tout le monde, à force de vouloir entendre ces voix ils finissent par se persuader qu'elles existent vraiment... aucun saint n'était dupe quant à ce genre de vices, et lorsqu'ils étaient prêtres ou chanoines ils mettaient en garde leurs fidèles ou leurs disciples contre ce genre de dérives malsaines). Ensuite, il faut bien remarquer que ces phénomènes surnaturels ne sont en aucun cas les garanties de la sainteté : des personnages qui ne sont pas saints ont eu des visions, des prophéties... et certains saints n'ont jamais vécu ce genre de phénomènes (ex. saint Augustin). Aussi voit-on que les saints qui reçoivent ce genre de visions, ou qui accomplissent des miracles n'en conçoivent aucune forme d'orgueil et certains ont même cherché à s'en défier ou à le cacher le plus possible. Il leur faut parfois un certain temps pour accepter qu'ils ont réellement vécu quelque chose de surnaturel, tant leur prudence et leur intelligence sait combien il est facile de s'y tromper.


La quatrième partie porte sur le rapport qu'entretiennent les saints avec les sens et l'imagination, puis avec l'entendement et la contemplation. Il s'agit de voir qu'encore une fois, les saints ne méprisent pas ce que peuvent leur apprendre leurs sens, mais qu'ils s'en servent au contraire pour y voir et y sentir Dieu en toute chose, et qu'ils se méfient de leur imagination tout en cherchant à l'épurer pour la mieux diriger vers Dieu (toute dévotion nécessite un minimum d'imagination, en ce qu'elle demande de se représenter certaines images, certaines choses qui sont difficiles à exprimer pour l'intelligence humaine, comme par exemple les artistes qui peignent les anges d'une telle manière, bien que ces anges soient en fait de purs esprits, il faut bien nourrir sa compréhension des choses avec des signes sensibles qui symbolisent et mènent mieux aux choses en elle même - aussi les catholiques ont-ils toujours encouragé l'art sous toutes ses formes comme un moyen de mieux aimer Dieu et de se tourner vers lui).


La cinquième et dernière partie porte sur la sensibilité émotionnelle des saints, leur rapport avec l'amour (divin comme terrestre) puis leur rapport avec l'action. On insiste en outre sur cette dimension omniprésente de l'amour, de la pureté du cœur, de la tendresse la plus simple et la plus enfantine qu'on peut retrouver chez la plupart des saints, même les plus doctes et les plus rudes en aspect. Aimer Dieu plus que toute chose n'a jamais impliqué de délaisser ses amitiés, ses affections terrestres, pas plus que cela n'implique de se désaffecter des malheurs du monde et des souffrances du prochain. Réservoirs inépuisables de douceur et de charité, les saints sont généralement "très humains" à ceci près qu'ils font peu de cas de leurs propres réticences et des aspirations de leur volonté individuelle tant qu'elles ne sont pas conformes à celles de Dieu, ils ne sacrifient rien d'autre de la sensibilité commune que l'amour-propre, qui empoisonne tant d'âmes et les empêche de se porter à aimer la Vérité.


Voici pour le contenu du livre. Pour faire un commentaire plus général sur la forme, nous dirons que cet essai manque un peu de concision parfois, qu'il n'est pas forcément agréable à lire en tout moments (voilà pourquoi j'ai tenu à faire un résumé aussi long), mais enfin je le recommande à tout ceux que la psychologie intéresse de près ou de loin, pour se faire une idée plus précise de la conception catholique de la sainteté, pour bien comprendre qu'il faut être ignare ou malhonnête, ou les deux en même temps, pour confondre un saint authentique avec un fou ou un charlatan.

Titiwilly
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le 10 janv. 2016

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