Comment naquit la bête et comment elle étendit son pouvoir au monde

Ma démarche est aujourd'hui inversée. Habituellement, je lis le livre puis regarde le film/documentaire, mais je me suis retrouvé dans la dramatique situation de ne pas trouver de DVD zone 2 du remarquable documentaire de Mark Achbar et Jennifer Abbott, intitulé « The Corporation ». Ma quête me tenait tant à cœur que j'ai même contacté par mail Mark Achbar, lui-même, qui déplore également cette non-couverture des zones hors US et Canada par les sociétés ayant racheté les licences de diffusion. « The Corporation » est un documentaire édifiant qui nous compte l'histoire et les incidences sociétales et environnementales diverses des « Corporations », sociétés édifiées sur l'apport d'argent par des actionnaires. On parlerait aujourd'hui de sociétés anonymes, voire de transnationales, mais le terme de « Corporation » a un sens bien plus vaste historiquement et économiquement.

C'est sur le conseil de Mark Achbar que je me suis retourné vers l'ouvrage de Joel Bakan. Co-scenariste du film, c'est de son travail qu'est né le projet. En effet, il a écrit « Psychopathes & cie » en interviewant bien des intervenants à « The Corporation ». Après les scandales d'Enron et WorldCom, il était des questions qui revenaient souvent : Comment en est-on arrivé là ? Comment a-t-on pu laisser naître des monstres financiers qui ne répondent de leurs actes devant aucune instance ? Comment les Etats ont pu se laisser dessaisir du pouvoir économique au profit d'entité uniquement intéressée par l'argent facile ?

De ce constat, Joel Bakan, juriste spécialisé dans le droit et ses implications dans les relations sociales et économique, est né le présent ouvrage. Il se limite aux « Corporations » du Royaume-Uni et des Etats-Unis d'Amérique. Il retrace une brève histoire des « Corporations » qui virent le jour au XVIIème siècle au Royaume-Uni où elles furent interdites près d'un demi-siècle pour troubles à la souveraineté de l'Etat. Elles succédèrent aux associations, qui étaient la forme traditionnelle du commerce. En effet, quelques individus s'entendaient et, sur des bases de confiance et de loyauté réciproques, fondaient leur entreprise en association. Dès que l'argent extérieur, l'opacité de gestion des administrateurs et l'intérêt des dirigeants de maintenir les petits porteurs à l'écart des décisions furent tolérés, les « Corporations » prirent le pas sur l'association qui avait fait ses preuves depuis l'invention du commerce.

Cela nécessita de nombreuses étapes. La révolution industrielle fut le catalyseur de toutes ces évolutions. Il y eu d'abord la limitation de responsabilité des actionnaires. En effet, dans les premières « Corporations », les dettes de l'entreprise pouvaient être intégralement recouvrées sur les biens des actionnaires... d'où les troubles à l'ordre public que de peu vertueux entrepreneurs défaillants causèrent au Royaume-Uni. Et, un jour, il fut accepté de limiter la responsabilité des actionnaires à leurs apports. L'étape suivante, ce fut la personnalité morale pour les entreprises qui devinrent des personnalités juridiques à part entière, pouvant poursuivre des concurrents ou de simples citoyens. Les droits d'acheter ses propres titres et de pouvoir acquérir ceux d'autres « Corporations » finalisèrent la croissance de ces bêtes que rien ne pourrait plus arrêter.

Dernier avatar du capitalisme, le néolibéralisme des théories d'Hayek et de l'Ecole de Chicago qui avaient été balayés par le New Deal de Roosevelt eurent enfin leur heure de gloire avec Reagan, Tatcher, voire Mitterand, dans les années 80. Depuis ces années maudites, ce sont les marchés qui doivent réguler l'économie mondiale. Avec le concept de mondialisation et la domination de l'OMC par les transnationales, tous les pouvoirs sont enfin aux mains des « Corporations » et nous subissons, dès lors, la dictature des marchés et des transnationales dans chacun de nos actes quotidiens.

La connaissance de son ennemi a toujours aidé les résistants. La biologie de la bête et son comportement, nous apprennent beaucoup d'elle. Le plus préoccupant est qu'en regardant toutes les décisions d'orientation des « Corporations » et leurs relations avec les travailleurs, l'environnement ou les institutions, si un individu se comportait ainsi il aurait la qualification de psychopathe.

En effet, irresponsables, manipulatrices et prenant plaisir au grandiose, incapable d'empathie et à tendance asociales, totalement dénuées de remords et aimant à paraître complaisante, les « Corporations » sont donc des psychopathes. Comment les soigner ? Joel Bakan nous livre de nombreux témoignages.

Elles peuvent paraître, pour leur image uniquement, complaisantes avec l'humanité ou l'environnement. Mais seule la maximalisation des profits des actionnaires est leur credo. Les belles idées, ce n'est que pour l'image. On aidera une tribu, en pillant la voisine de ses ressources, ce n'est pas grave tant qu'on retient l'enseignement de la première tribu. On la laissera tomber dès qu'elle ne nous rapportera plus la sympathie des consommateurs. Une des voies est de médiatiser le refus de ces aides car elles ne sont pas vertueuses, à l'exemple de Médecins Sans Frontières qui refuse les dons de médicaments de Pfizer et achète des génériques produits localement qui aideront durablement les populations.

De même, ce sont des machines à « externalités ». Elles externalisent autant que faire ce peut leurs responsabilités sociales et environnementales aux autres acteurs économiques. Elles calculent en permanence les risques en matière d'amendes qu'elles encourent, par rapport aux profits qu'elles engrangeront en économisant sur la sécurité, la dépollution etc... Pour avoir plus de pouvoir encore, Joel Bakan nous conte une histoire méconnue qui fait partie de l'histoire des Etats-Unis, quand des dirigeants de corporations préparaient une dictature fasciste qui devait, dès 1935, renverser Roosevelt et son New Deal qui leur insupportait.

Ces « corporations » sont au-delà de ce qu'on peut qualifier de dangereux. Elles n'hésitent jamais à nuire à la société. Ce qui est grave, c'est la complicité des Etats qui cèdent et laissent faire des privatisations. Elles veulent tout annexer, l'éducation, la santé, la sécurité etc... Elles n'ont aucune empathie avec les travailleurs, ni même avec leurs consommateurs, qu'elles n'hésitent jamais à mettre en danger en leur vendant des produits impropre à la santé et à l'environnement. La fable du développement durable est son dernier créneau.

On peut ressortir assez pessimiste de cet ouvrage, mais il a l'avantage de nous ouvrir les yeux. Les « corporations » étatsuniennes ou britanniques ne sont pas plus nocives que les nôtres qui nous ont souvent montré leur haut pouvoir de nuisance à l'exemple de Total, Limagrain, Carrefour ou Dassault. Il n'y a pas de remède miracle, mais le temps joue pour nous. Leur cupidité les pousse à commettre de fautes irréversibles qui, telles les pénuries énergétiques d'Enron, vont causer leur perte. N'est-ce pas ce que Marx expliquait jadis en disant que le capitalisme se pendrait avec les cordes qu'il produirait ? De même, c'est au niveau de chaque citoyen qu'une prise de conscience est nécessaire et, par une autre approche de la consommation, la lutte des humains vaincra les chiffres qui n'ont pas d'âme. J'en suis personnellement convaincu. Serons-nous plus rapide qu'eux ?

Et puis, même si Joel Bakan ne traite que des « corporations » anglo-saxonnes, il ne faut pas penser que l'Outre-Atlantique est le paradis des transnationales, bien au contraire. En effet, on pense souvent, à tort, que les Etats ont renoncés à leur pouvoir notamment en matière de régulation économique au profit des seules lois du marché. Les nations modernes ont toujours ce pouvoir, mais, au lieu de l'utiliser pour protéger les citoyens, elles l'utilisent pour soutenir les « corporations », il n'est qu'à voir les envolées lyriques de... nous l'appellerons le héron – qui ne chute plus dans les sondages, mais qui entame le percement de galeries – sur le thème du « Patriotisme Economique ».

Les Etats-Unis, je les aime bien. Malgré l'Irak, leur arrogance, leur mépris de la vieille Europe et malgré mes idées qui ne sont pas du tout de leur obédience. Je les aime car leur peuple est un bon peuple et qu'ils ont su aller bien plus loin que nous, dans le bon sens. Nos politiques européens s'abandonnent à l'économique alors que les nord-américains se sont dotés de lois permettant de combattre les « corporations ». Outre les fameuses lois anti-trust, les USA ont la loi de révocation des chartes des sociétés. Qu'est-ce donc ? Une entreprise nuisible aux citoyens ou à l'environnement peut, sur décision du procureur général de l'Etat où est son siège social, être révoquée, ses avoirs et biens saisis et revendus au profit de l'administration fédérale pour dédommager les victimes. Ainsi la seule très libérale Californie a suspendu 58.000 entreprises sur l'exercice 2001-2002 alors que le Delaware n'en suspendait que 29.000 à la même époque. C'est énorme, surprenant, mais cela ne m'étonne à peine venant d'un pays qui a une constitution digne de ce nom qui commence par les mots suivants : « Nous, Peuple des États-Unis, en vue de former une Union plus parfaite... »

Il est cependant un bémol concernant cette loi : même si certains avocats chevronnés ont lancés des procédures de révocation contre des transnationales, aucune n'a jamais abouti, faute de procureur général étant assez courageux et dénué d'ambition politique ultérieure. Gageons que la pugnacité des avocats et des ONG nord-américains auront raison d'une de ces sociétés déviantes que la taille et les soutiens ne protégeront pas par delà les lois du « Peuple des Etats-Unis ». Sachez qu'aujourd'hui Enron existe encore, malgré le scandale, en tant que personne morale.

Quel formidable exemple nous donnent encore ces américains, qu'on aime autant qu'on peut sembler détester ! Il nous reste encore de bons combats à mener en Europe, afin de nous doter de textes législatifs de résistance et de sanction à destination de nos « corporations ». C'est un choix politique, une orientation courageuse que nous devons demander à nos politiques. Pour qu'ils aient enfin à l'esprit qu'ils doivent d'abord se préoccuper des citoyens et de l'environnement plutôt que de se soumettre aux bêtes économiques. Ils ont voulu nous livrer à ce nouvel ordre avec un traité européen qui nous condamnait à la servitude face à nos « corporations », mais nous avons su leur dire « Non ». Faisons de ce sursaut salutaire, celui qui nous libérera des entraves libérales, disons-leur quelle Europe nous attendons, quelle Europe nous espérons, une Europe à laquelle les peuples des Etats unis d'Europe pourront enfin dire « Oui ».
Bobkill
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le 9 nov. 2010

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