Directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po, Jacques Semelin n’a eu de cesse que de vouloir tant bien que mal répondre à une (si ce n’est LA) grande question qui a motivé en grande partie ma propre volonté d’étudier l’Histoire : comment une société humaine quelle qu’elle soit en arrive à commettre un crime de masse, un génocide ? « Comment [cela] peut-il advenir ? ». Ce que nous montre l’auteur en premier lieu, c’est que la réponse n’est pas à chercher seulement sous l’angle stricto sensu de l’étude historique. En effet, son approche tout au long du livre touchera des domaines aussi variés que la psychologie, l’anthropologie, la sociologie et les sciences politiques. Si bien que l’on ressort de cette lecture bardé de références bibliographiques riches et intimidantes par le nombre et l’envergure.
Dans ce livre, il y a en tout vingt ans de recherches ! Vingt ans pour essayer de comprendre les mécanismes, les contextes qui ont permis d’aboutir aux génocides du XXe siècle et aux violences de masses. « Comprendre n’est pas justifier mais chercher à penser l’impensable » nous précise d’emblée l’historien politologue. On comprend alors bien la hauteur et la difficulté de la tâche. Son approche est donc pluridisciplinaires mais elle tend aussi à interroger sous l’angle de la masse comme de l’individu, de la victime comme du bourreau, le contexte international comme national des pays concernés.
Pour illustrer ses propos, Jacques Semelin prend principalement appui sur trois cas de génocide : la Shoah (massacre des juifs par les nazis), la guerre de Bosnie-Herzégovine (le massacre des musulmans albanais par le régime de Milosevic) et le génocide rwandais (massacre des tutsis par les hutus). L’auteur justifie se choix par le fait de ne pas trop disperser sa réflexion et parce que se sont les cas dont il maîtrise le mieux le cadre historique. Ce qui ne l’empêchera pas parfois de faire référence à d’autres évènements similaires comme le génocide arménien ou celui des khmers rouges de Pol Pot contre leur propre peuple. Le livre va donc principalement se structurer de telle manière que l’auteur démontrera tout autant les particularismes propres à chacun de ces trois exemples. Par exemple les contextes géopolitiques, les origines historiques de la haine, le traitement médiatique, l’utilisation du viol comme arme de guerre. Mais aussi les structures globales qui peuvent dégager un schéma de mécanismes globaux vers le massacre de masse. Par exemple : le rôle des intellectuels, les crises économiques et politiques ou encore le poids des rumeurs et l’instrumentalisation du passé historique.
Le dernier chapitre est surtout consacré au débat crucial mais complexe du terme même de génocide. Son origine est trouble tout d’abord parce que son inventeur, Raphael Lemkin, l’avait fondé en 1944 alors que la guerre n’était pas terminé et que l’étendu du massacre des juifs européens n’avait pas été encore complètement découvert. Par la suite, cette définition souffrira d’une dualité entre sa définition juridique qui ne comprend par exemple pas les victimes politiques et sa définition purement historique sur laquelle les historiens débattent. C’est par ces origines que l’on peut trouver en grande partie la source de nombreuses luttes mémorielles encore aujourd’hui (l'Esclavage, les grandes famines en Ukraine de 1932-1933, le massacre de Vendée...). On pourra reprocher quelque peu dans cette dernière partie le parallèle que fait l’auteur entre les mécanismes des massacres et génocides évoquaient avant et le terrorisme. Ecrit en 2005, le livre évoque notamment les récents attentats du 11 septembre 2001. De prime à bord hors-sujet, l’auteur arrive toutefois à démontrer que même si le nombre de victime est plus réduite (mais pas moins important bien sûr), on retrouve dans le terrorisme des similitudes dans son usage politique de la violence, la capacité de toucher majoritairement des civiles, d’instaurer la peur pour imposer une idéologie.
Purifier et détruire, ces deux mots sont l’essence même de la finalité d’une politique génocidaire. Ce livre est donc bel et bien essentiel pour qui s’intéresse à l’origine du mal absolu dans ce qui peut advenir d’une société humaine. La lecture de cet ouvrage est âpre et somme toute potentiellement plombante. Pas tant par son style plutôt claire et pédagogique que par la nature de son sujet comme on peut s’en douter. Jacques Semelin évite pourtant bien le sordide et se défend de tout attrait malsain pour l’étude de la violence extrême. Il évite ainsi d’accumuler les exemples sanglants et détaillés de massacres sauf quand cela paraît bien nécessaire. Reste que le sujet traité donne une image peut avantageuse de la nature humaine en général, du coté des belligérants comme du coté des acteurs attentistes extérieurs. Il n’hésite pas à explorer les phases les plus sombres et ambiguës comme la place du plaisir de toute puissance chez certains tortionnaires.
Malgré ses longues recherches et plus encore (l’auteur est à l’origine notamment d’une Encyclopédie en ligne des Violences de masse), l’historien n’arrive pas ici à donner une réponse définitive à toutes les interrogations que ce sujet soulève. Mais il a le mérite de poser les bases d’une réflexion qui se veut plus saines et qui veut améliorer la politique de prévention face à ces actes à l’avenir. A défaut de réponse, le lecteur en ressort avec des bases solides mais pas cloisonnés. Ouvert à d’autres pensées, l’auteur donne des pistes et apporte ses propres conclusions parfois mais sans fermer le dialogue. On peut notamment s’interroger sur son interprétation de la notion de « banalité du mal » d’Hannah Arendt développé dans son livre Eichmann à Jérusalem. L’amertume des faits laissent ainsi au moins place a la volonté de comprendre pour mieux s’armer intellectuellement. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus dire que nous ne savions pas, que nous n’avions pas les éléments pour qu’un « plus jamais ça » soit moins naïf mais tout au mieux potentiel. Rêvons un peu...