Qu'est-ce qui fait tourner le disque classique ? Logiques éditoriales et place des interprètes par Lesleeanna
On ne peut qu’être frappé par la menace qui pèse sur la musique classique, notamment au point de vue de son avenir économique lorsque l’on regarde la situation dans laquelle elle se trouve. L’arrivée de nouveaux médias — grammophone puis radio-cassette puis CD et enfin DVD — ont permis plusieurs fois de repousser le problème — non de le régler — en poussant le mélomane à reconstituer sa discothèque personnelle sur chaque nouveau support.
La spécialisation des productions n’est pas nouvelle dans l’édition phonographique et n’est aucunement spécifique à ce secteur. Cependant l’élargissement du champ musical couvert par l’audiographie — des premières formes musicales aux productions actuelles — accentue fortement cette tendance. Les majors ont, depuis leur création, associé leurs noms aux plus grandes vedettes, pour les œuvres du grand répertoire.
Deutsche Grammophon s’est ainsi forgé une identité dans le répertoire romantique allemand — Brahms, Brückner, Mahler... — Decca s’est résolument orienté vers le répertoire lyrique, tandis que Philips s’est fait le champion des vastes intégrales. Ces trois maisons regroupées au sein du groupe PolyGram permettent à ce dernier d’accumuler des champs restreints de répertoire et ainsi de couvrir tout le secteur.
En outre, en plus des trois grands labels cités ci-dessus, le groupe comprend une série de sous-labels spécialisés dans la musique baroque ou les musiques nouvelles : découpage en labels qui traduit bien cette volonté de fractionner en sous-champs un marché et, corrélativement, de contrôler une gamme de produits la plus vaste possible.
Les collections qui fragmentent chaque label spécialisé constituent le dernier maillon de cette stratégie. Les éditeurs de rock ou de jazz produisent des programmes non substituables alors que dans la musique classique les interprètes puisent essentiellement dans un répertoire déjà constitué. Sur le grand répertoire les maisons de disques sont donc en concurrence directe, situation qui provoque une saturation complète sur certaines œuvres : 50 versions disponibles de la 5ème symphonie de Beethoven, 45 de la 13ème sérénade de Mozart — La Petite Musique de Nuit — et 60 des Quatre Saisons de Vivaldi — plus de 200 versions réalisées depuis les débuts du disque !
P. Pauly — Philips France — commente ce phénomène de saturation en le reliant à la question des rapports technique-contenu des programmes et des catalogues. Il reconnaît par là que la politique éditoriale menée par l’ensemble des majors a généré la situation actuelle : “On a une saturation des répertoires, c’est un problème nouveau, et l’arrivée du CD a accentué le phénomène, d’abord parce que c’est une période — 10 ans — où l’on a beaucoup produit, l’industrie phonographique a beaucoup produit, le CD a permis de maintenir au catalogue des versions anciennes, dans des conditions de son, des conditions techniques excellentes, donc tous les enregistrements du passé se sont cumulés à la surproduction venant augmenter le catalogue (...). Si on se replonge dans les catalogues d’il y a vingt ans on s’aperçoit qu’il y a 5 ou 10 fois moins de titres disponibles !”.
Le label Philips, pourtant l’une des plus jeunes majors, propose à lui seul 12 versions des Quatre Saisons, 5 Symphonie fantastique de Berlioz, 5 Messie et 6 Water Music de Haendel, 6 Requiem de Mozart, 6 Boléro de Ravel, autant de Casse-Noisette de Tchaïkovski... Le goulot se resserre et l’on voit quel est le problème : comment assurer la pérennité de son art sur un répertoire aussi restreint ?
Si la musique classique a fait la preuve, tout au long de son histoire, de sa capacité à se renouveler, on ne peut pas en dire autant de son public actuel ainsi que de ses interprétes qui, pour une large majorité font montre de frilosité et d’un raidissement parfaitement dommageables à la musique classique et qui renforce cette image caricaturale de musique “vieillotte”. A long terme on peut s’inquiéter de l’avenir discographique si les comportements n’évoluent pas.
Les trois intégrales des 32 sonates de Beethoven par A. Brandel s’inscrivent dans cette démarche de manière presque caricaturale. Cela fait une quinzaine d’années que ce pianiste enregistre systématiquement le répertoire qu’il a déjà gravé en 1954. Cette attitude dessert la musique en lui déniant toute vitalité.
Certes il ne s’agit pas de dire que Beethoven, Mozart ou Brahms sont dépassés ou que leur musique est morte et ne devrait plus avoir droit de cité, bien au contraire, il ne s’agit pas non plus d’encenser la musique contemporaine ou de tomber dans l’excès inverse comme par exemple Dominique Wallon, alors Directeur de la Musique : “Enfin, l’avenir de la musique sérieuse est celui de la modernité, c’est-à-dire celui de la musique contemporaine. Les générations futures ne s’occuperont plus des Héroïnes de Donizetti : c’est la musique du XXème siècle qui deviendra l’essentiel du répertoire.”
Simplement, demandons-nous comment une musique qui se dit “savante”, “sérieuse”, “grande”, peut dans le même temps ne plus avoir produit quoi que ce soit de “valable” depuis un siècle ? Faut-il alors considérer que le meilleur est derrière nous comme le fait G. chevalier de Deutsche Grammophon :
“Emotionnellement, les compositeurs de ces trente dernières années ont quelques problèmes... rythmiquement aussi. Si on compare avec ce qui se passe depuis 40 ans dans le jazz, je crois que nos compositeurs ont des années-lumière de retard. Quant aux compositeurs à tendance commerciale, comme Glass... c’est beaucoup moins important, historiquement, que les premiers disques de rock ‘n roll. Quand on se pose la question quelle est la musique du XXème siècle qui va rester, quels sont les vrais créateurs ? Faut-il chercher du côté des compositeurs, ou des compositeurs-interprètes, ou des instrumentistes comme Charlie Parker ou Jimi Hendrix, ou alors des Stockhausen et autre Kurtag ? Ca se discute...”
Ou faut-il considérer que la musique classique est désormais sur la “défensive” dans une attitude passéiste et volontiers conservatrice, moins encline à la nouveauté ? Boulez faisait remarquer que “les Rolling Stones ont une chance énorme : contrairement aux musiciens dits classiques, ils n’étouffent pas sous le poids de l’histoire, ni sous celui de la tradition. Leur mode d’expression a tout juste trente ans. Ils n’ont pas à subir un passif vieux de cinq siècles, comme nous autres.”
Pour beaucoup, à tort ou à raison, mais les musiciens classiques ont leur part de responsabilité, la musique classique a peut-être été la “meilleure du monde” mais cette époque est révolue, Mozart, Bach ou Beethoven sont morts et enterrés, on peut bien sûr perpétuer leur oeuvre mais la musique du XXème siècle c’est la techno, le rock, le jazz ou la chanson.