Queue de poisson par Emmanuel Lorenzi
A l'instar de son homologue Tim Dorsey, Carl Hiaasen est le grand représentant du polar déjanté made in Florida. Il faut croire que l'air des Everglade ou les Key porte sur le système, car les personnages de ces deux grands auteurs sont tous affectés par le même syndrome : la folie furieuse. Même s'il faut avouer que les protagonistes de Carl Hiaasen sont nettement moins atteints que ceux de Tim Dorsey. Mais la comparaison s'arrête là, car sur le plan littéraire, les deux écrivains floridiens ont choisi des voies radicalement différentes.
En croisière sur un paquebot qui navigue à proximité de la Floride, Chaz et Joey Perrone coulent en apparence des jours heureux. Mariés depuis trois petites années, leur couple ronronne sans faire d'étincelle. Lui est docteur en biologie et travaille pour le service des eaux chargé de contrôler la pollution dans les Everglade, elle a hérité d'une fortune conséquente et vit confortablement du revenu de ses placements. La vie de Joey bascule néanmoins en quelques secondes, le temps que son mari la saisisse par les chevilles afin de la balancer par dessus le pont. Il fait nuit, il pleut, personne n'a assisté à la scène et Joey se retrouve abandonnée en plein milieu du golfe du Mexique. Epuisée, transie de froid, à la limite de la noyade, Joey réussit à se hisser sur un ballot de marijuana, qui flottait à proximité, et se laisse porter par les courants qui la poussent doucement vers la côte de Floride. C'est que Chaz, en plus d'être un très mauvais assassin, est aussi un biologiste totalement incompétent, c'est la raison pour laquelle il s'est fourvoyé concernant la vitesse et le sens des courants marins. Sans le savoir, Chaz a totalement loupé son coup et sa femme n'est pas prête à lui pardonner cette erreur monumentale. Seule au milieu de l'océan, Joey a eu le temps de cogiter et elle peine à comprendre l'acte de son mari. Certes, Chaz se montrait bien moins attentionné ces derniers temps, mais son ardeur au lit n'avait pas faibli, malgré quelques aventures que Joey avait fini par lui pardonner. Par ailleurs, le meurtre de son épouse ne lui rapportera pas un centime, le contrat de mariage et le testament de Joey stipulent en effet que l'ensemble de sa fortune sera légué à des oeuvres caritatives. Alors, qu'est-ce qui a bien pu pousser Chaz à la balancer par dessus bord ? Recueillie par un ex flic à la retraite, Joey décide de rester planquée et prépare sa riposte ; il est bien connu que la vengeance est un plat qui se mange froid et la vie de Chaz Perrone va rapidement se transformer en enfer.
Dans Queue de poisson, mais c'est également valable pour d'autres de ses romans, Car Hiaasen a choisi une construction narrative relativement classique et une intrigue carrée, mais sans grande surprise. Ce qui fait la force de son roman réside évidemment ailleurs, notamment dans la caractérisation des personnages et dans le ton parfaitement loufoque de sa narration. Selon le principe du "plus c'est gros mieux ça passe", Carl Hiaasen a construit des personnages hauts en couleur, à la fois totalement barrés et parfaitement improbables, que l'on a peine à imaginer crédibles dans la vie, mais qui sur le papier fonctionnent parfaitement. Le personnage de Chaz résume à lui seul ce que Carl Hiaasen pense de la Floride : culte de l'apparence, superficialité, égoïsme prononcé et mesquinerie surdéveloppée. L'homme est tellement insupportable que l'on en vient à apprécier à leur juste valeur, les épreuves souvent douloureuses qu'il doit subir en représaille. Il est vrai qu'il n'y a rien de plus jouissif que de voir souffrir un grand méchant stupide. La dimension sadique est cependant désamorcée par l'humour qui suinte de la plupart des scènes clés du roman. Heureusement, car sans cela Queue de poisson ne serait rien d'autre qu'un livre malsain, destiné uniquemement à flatter les bas instincts du lecteur.
Le roman de Carl Hiaasen est donc une belle réussite, mais demeure largement moins mordant et pétillant que ceux de son homologue Tim Dorsey, la critique sociale reste soft et ne remet jamais vraiment en cause le système (le fameux "american way of life"), alors même que deux personnages clés auraient pu tirer l'histoire dans cette direction ; notament l'ex flic qui recueille Joey. L'ambition littéraire est également moindre et l'écriture de Hiaasen, sans être fade, peine à rivaliser avec la maîtrise affichée par le style de Tim Dorsey, qui par ailleurs use de constructions narratives hautement plus élaborées. Néanmoins, Carl Hiaasen fait souvent mouche dans ses répliques et le lecteur, globalement, se marre bien. C'est finalement déjà pas mal.