Les éditions du Sonneur ont lancé en 2015 – l’année de leurs dix ans – une collection formidable, «Ce que la vie signifie pour moi», reprenant le titre d’un court récit autobiographique de Jack London publié en 1906 (disponible aux éditions du Sonneur), un récit personnel très marquant, dans lequel il évoque le chemin qui le mena à son engagement politique.
Dans cette collection, des écrivains, artistes, scientifiques, magistrats, etc. sont conviés à s’emparer de cette question, ce que la vie signifie pour moi, à interroger sous la forme de leur choix le monde et la vie en mouvement autour de cette question.
Chaque livre de cette collection est comme une rencontre et en particulier celui que je vous invite à découvrir, le quinzième titre de cette collection, paru en septembre 2019 : « Qui suis-je pour juger l’autre ? » de Serge Portelli. Serge Portelli a été un juge d’instruction remarqué, conseiller du Président de l’Assemblée nationale pour les questions de justice, d’intérieur, concernant les droits de l’homme et les questions juridiques et il est aujourd’hui avocat.
S’emparant du sujet, ce que la vie signifie pour moi, Serge Portelli nous donne à lire la construction de la conscience d’un juge, dessine une carte de son humanité, qui comme son courage apparaît exemplaire. Il nous parle de sa rencontre avec les prévenus et les victimes, comment ces rencontres l’ont profondément transformé, comment il a peu à peu appris sa posture de juge, la manière d’exercer avec humanité ce pouvoir exorbitant que la fonction confère, comment il a appris à reconnaître l’humanité dans l’autre, y compris le pire des criminels, comment il a pu supporter les récits souvent insoutenables des victimes.
Serge Portelli remercie d’ailleurs à la fin du livre tous ceux qu’il a jugés pour tout ce qu’il a appris d’eux et livre son expérience introspective et humaine avec beaucoup d’humilité.
On retiendra du livre une scène très marquante où l’auteur assiste – à l’époque il est jeune magistrat stagiaire – à des audiences au Palais de justice de Paris, audiences-spectacle où le Président n’a pas son pareil pour enchaîner les blagues et les bons mots en se moquant de la dégaine et des maladresses des prévenus. Cette scène est aux antipodes de la conception de la justice de Serge Portelli, qui apparaît comme un juge pleinement conscient de sa responsabilité, rejetant toute conception d’un pouvoir ou d’une justice qui méprise et qui broie. Il insiste sur le fait que les hommes changent, en se prenant lui-même pour exemple, et que la plupart des condamnés ne récidivent pas, n’aspirant qu’à sortir d’une criminalité éreintante.
« Pour tous ceux qui travaillent sérieusement au milieu des hommes, la fatalité n’existe pas. Suffirait-il de faire le premier pas sur une route toute tracée pour être sûr et de l’itinéraire et du point d’arrivée ? La pente naturelle de l’esprit est de croire que tout se répète, que la vie est à sens unique. La justice, toujours tiraillée par la tentation du plus simple, est l’une des premières victimes de cette illusion. Qu’il puisse y avoir des changements de cap, des demi-tours, des zigzags apparaît inconcevable.
Que l’homme change – cette réalité que tout homme de bonne volonté peut constater chaque jour n’importe où, en ouvrant simplement les yeux – semble répugner à la justice et pour tout dire la fatiguer. Il est si facile de se convaincre que nous ressemblons à nos actes, qu’ils nous définissent une bonne fois pour toutes et que notre identité tient à leur répétition. »
On connaît Serge Portelli car il s’est opposé avec constance à Nicolas Sarkozy, dans les médias et par ses livres, lui reprochant ses attaques répétées contre la justice et sa politique fondée sur la peur. En contraste avec les portraits de prévenus ou de victimes, il dresse un portrait saisissant du candidat Sarkozy à quelques mois des élections présidentielles de 2007 : Serge Portelli se retrouve face à lui en débat, pour lui porter la contradiction sur le thème de la justice, alors que le candidat brandit de faux chiffres sur la récidive et la promesse des peines planchers totalement inutiles, « qui seront supprimées sept ans après avoir été votées ».
Serge Portelli parle aussi de l’Algérie dans ce livre, du sentiment de familiarité avec ce pays lorsqu’il y revient en 2013, cinquante-huit ans après l’avoir quitté ; il évoque aussi son travail sur la parole et le langage de la justice, pour pouvoir exercer une justice compréhensible, à hauteur d’homme.
« Qui suis-je pour juger l’autre » forme un livre mince mais dense, une rencontre avec un homme de justice d’une infatigable énergie et d’une humanité immense, une rencontre indispensable.
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