Gustave n’a pas 16 ans lorsqu’il écrit cette longue nouvelle qui se révèlera être un excellent conte fantastique, même si on peut douter des intentions du gamin. Excellent non tellement par ce thème galvaudé - la bête amoureuse de la belle et qui échappe à son créateur démoniaque - mais par le traitement qu’en donne l’énervant puceau.


Ce qui frappe d’emblée c’est que tout Flaubert adulte est déjà dans cette poignée de mots jetée avec rage : il y a là toute une virtualité qui se transformera en réalité quelques années plus tard dans ses grands romans. Autrement dit, s’il tâtonne encore un peu, notamment dans le style, il tient déjà quelque chose fermement.


Car au centre du monde on trouve déjà La Femme et La Bourgeoisie honnie (sans s, c’est important), dont le heaume est porté par Adèle, beauté bourgeoise inaccessible dans ses souliers de satin.


Adèle, « son regard était bleu et humide, son teint était pâle, c’était une de ces pauvres jeunes filles qui ont des gastrites de naissance, boivent de l’eau, tapotent sur un piano bruyant la musique de Listz, aiment la poésie, les tristes rêveries, les amours mélancoliques et ont des maux d’estomac. » Houellebecq n’a rien inventé dans l’art du contre-chant.


Si chez certains l’âge change la perspective ce ne sera pas le cas chez Flaubert. Les personnages de son univers romanesque de jeunesse l’interrogent avidement comme s’ils détenaient un secret qui se révèlera plus tard, comme s’ils préfiguraient du destin qui attend l’auteur.


« Adèle, elle fut enterrée, mais au bout de deux ans elle avait bien perdu de sa beauté, car on l’exhuma pour la mettre au Père-Lachaise et elle puait si fort qu’un fossoyeur s’en trouva mal. »


Adèle c’est l’inaccessible qui, après avoir pété dans la soie, pue comme une charogne, c’est Emma déjà, c’est l’ironie qui ratisse large, c’est aussi la femme aimée mais jamais touchée, c’est enfin et surtout Mme Schlésinger, femme réelle du monde réel, plus âgée et mariée, rencontrée en Normandie puis revue plus tard à Paris, adorée, adulée, muse priape et masturbatoire. C’est la frustration qui pue la mort.


Plus tard Flaubert consacrera son érémitisme au massacre littéraire méticuleux des poseurs, des naïfs et de leurs cohortes de suiveurs, des petits et des grands maîtres, de tous les philanthropes mous et de tous les homais, des salonards et des donneurs de sens et de morale. Dans cette nouvelle adolescente, Djalioh, image de Gustave, mi-homme mi-bête, muet monstrueux et stupéfait complet, les massacre au sens propre après les avoir longtemps observés.


Il y a donc ce désespoir profond qui ne prend pas les atours du sarcasme mais ceux d’une froide lucidité, car il ne plaisante pas (il est trop jeune pour ça) « Mme de Lansac avait une quantité de singes — c’est une passion de vieille femme — seules créatures qui, avec les chiens, ne repoussent pas leur amour. Ceci est dit sans maligne intention, et s’il y en avait une, ce serait plutôt pour plaire aux jeunes qui les haïssent mortellement. Lord Byron disait qu’il ne pouvait voir sans dégoût manger une jolie femme ; il n’a peut-être jamais pensé à la société de cette femme, quarante ans plus tard, et qui se résumera en son carlin et sa guenon. Toutes les femmes que vous voyez si jeunes et si fraîches, en bien, si elles ne meurent pas avant la soixantaine, auront donc un jour la manie des chiens au lieu de celle des hommes, et vivront avec un singe au lieu d’un amant. » Quinze ans..


Maupassant se reconnaissait deux maîtres indépassables : Flaubert et Schopenhauer. Grandeur et misère des dépressifs ! Je ne perçois pas de réelle frontière entre ces trois-là.


« Hélas ! c’est triste, mais c’est vrai, et puis, après avoir ainsi jauni pendant une douzaine d’années et racorni comme un vieux parchemin au coin de son feu, en compagnie d’un chat, d’un roman, de son dîner et de sa bonne, cet ange de beauté mourra et deviendra un cadavre, c’est-à-dire une charogne qui pue, et puis un peu de poussière, le néant, de l’air fétide emprisonné dans une tombe. »


Je ne vais pas faire l’exégèse des œuvres de jeunesse de Flaubert, d’abord parce que j’en serais bien incapable, et ensuite parce que le mieux est encore de les lire pour vous faire une opinion. Celle-ci et « Novembre » (rédigé à 20 ans, considéré comme sa première véritable réussite), entre autres.

-Valmont-
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le 19 déc. 2018

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