Aux États-Unis, plus de soixante mille enfants non accompagnés ont été arrêtés aux abords de la frontière avec le Mexique en 2014 alors qu’ils fuyaient la plupart du temps la violence des gangs d’Amérique centrale. La principale réponse du gouvernement Obama a été d’accélérer les procédures de jugement et d’expulsion, rendant l’examen des dossiers par des avocats et la défense de ces enfants beaucoup plus difficile.
Raconte-moi la fin, court essai percutant et remarquablement écrit de Valeria Luiselli (publié en 2017, traduit de l’anglais par Nicolas Richard pour les éditions de l’Olivier, 2018) est né de cette crise, de la volonté de la comprendre et d’en parler autrement face à des médias et des hommes politiques qui présentent la plupart du temps les immigrés – y compris lorsqu’ils sont des enfants – comme une invasion menaçante sans jamais s’interroger sur les causes racines de cette immigration.
Valeria Luiselli, qui est née au Mexique et vit aujourd’hui à New York, attendait en 2014 le renouvellement de sa carte verte et ne pouvait donc plus enseigner. Elle a alors commencé à faire des recherches sur cette crise, à étudier le droit de l’immigration et est devenue en 2015 interprète bénévole pour des associations cherchant à trouver des avocats et à assurer la défense de ces enfants.
Portant le sous-titre «un essai en 40 questions», Raconte-moi la fin est construit autour du questionnaire mis en place par les ONG pour commencer à comprendre le parcours des enfants, leur trouver un avocat pour assurer leur défense, aider à déterminer s’ils pourraient être éligibles à l’immigration sur le territoire des Etats-Unis.
On ne sait pas comment se terminent les histoires des enfants évoquées ici par Valeria Luiselli, question que sa fille ne cesse de lui poser, d’où le titre de l’essai. Valeria Luiselli ne connaît en général sans doute pas « la fin » de l’histoire des enfants qu’elle questionne : les histoires individuelles qu’elle évoque ne visent pas à créer de la compassion (même si elle est forcément présente) mais à faire connaître la situation de ces enfants, l’origine de la violence qui les pousse à fuir et à entreprendre un voyage si périlleux, qui apparaît généralement comme le dernier recours pour leur survie. Ainsi, Valeria Luiselli transforme le parcours déchirant des enfants en histoires, et une expérience émotionnelle terrible en récit politique, afin de passer de la sidération à la considération, pour reprendre les mots de Marielle Macé.
« Pourquoi êtes-vous venus aux États-Unis ? » C’est la première question du dossier de demande d’asile soumis aux enfants migrants non accompagnés. Le questionnaire est utilisé au tribunal de l’immigration à New York où j’ai commencé en 2015 en tant qu’interprète bénévole. Ma tâche y est simple : je conduis un entretien avec les enfants au tribunal en suivant le questionnaire, après quoi je traduis leurs histoires d’espagnol en anglais.
Mais rien n’est jamais si simple. J’entends des mots qui sortent de la bouche des enfants, tissés dans des récits complexes. Ils sont prononcés avec hésitation, parfois méfiance, toujours avec peur. Il faut que je les transforme en mots écrits, en phrases succinctes, en termes arides. Les histoires des enfants sont toujours éparpillées, bégayées, toujours brisées, aucun récit ordonné ne pourra les réparer. Le problème, quand on essaye de transformer leur histoire en récit, c’est qu’elle n’a pas de début, pas de milieu, et pas de fin.
La question de la forme écrite de ces histoires est centrale, pour la défense de ces enfants, pour transformer leurs histoires en récit politique et plus tard en roman, dans l’impressionnant Archives des enfants perdus, récemment paru aux éditions de l’Olivier et dont nous parlerons bientôt sur ce blog.
Le lecteur ressent ce qu’il faut de tact pour « administrer » un tel questionnaire à des enfants qui ont le plus souvent traversé l’enfer (disparitions, viols, kidnappings en route vers les Etats-Unis pour tous les réfugiés en provenance d’Amérique centrale), et créer un espace où les enfants se sentent en sécurité pour parler malgré l’inhumanité des procédures ; les paradoxes déchirants perceptibles à la lecture sont la neutralité obligatoire de celle qui les questionne et qui sait que l’intérêt des enfants est d’avoir à raconter les histoires les plus insoutenables car ce sont celles qui permettront de leur éviter une expulsion du territoire des États-Unis, danger très souvent mortel. Certains ne le peuvent pas, comme ces deux fillettes de cinq et sept ans originaires du Guatemala, venues seules aux Etats-Unis pour rejoindre leur mère, trop petites pour comprendre et pour mettre des mots sur leur histoire.
La demande de « green card » n’a rien à voir avec le dossier de demande d’asile qu’on fait remplir aux mineurs sans papiers. Lorsqu’on fait une demande de « green card » il faut répondre à des questions telles que : «Avez-vous l’intention de pratiquer la polygamie ?» et «Êtes-vous membre du parti communiste ?» et «Avez-vous déjà sciemment commis un crime de turpitude morale ?» […]
Le dossier de demande de « green card » recèle une sorte de candeur surannée, comme les films à gros grain de la guerre froide que nous regardions sur VHS. Le dossier de demande d’asile soumis aux enfants sans papiers, en revanche, révèle une réalité plus froide, plus cynique et brutale. Il se lit comme s’il était écrit en haute définition, et au fil de ses quarante questions, il est impossible de ne pas avoir l’impression que le monde est devenu un endroit bien plus foireux que ce que quiconque aurait pu imaginer.
Essai politique, Raconte-moi la fin permet de toucher du doigt les causes de l’immigration, la violence endémique en Amérique centrale qui trouve ses racines aux États-Unis (avec des gangs formés initialement à Los Angeles et expulsés vers l’Amérique centrale, qui se sont développés plus tard comme une gangrène des États-Unis à l’Amérique centrale en passant par le Mexique).
La compréhension profonde des destins de ces enfants et de leurs causes est mise en regard des réactions souvent ignorantes des citoyens américains croisés sur les routes et qui se réfugient dans la peur et le rejet, réaction opposée à celle des étudiants de Valeria Luiselli qui forment une association pour aider les jeunes demandeurs d’asile.
Dans un restoroute non loin de Roswell, Nouveau Mexique, nous surprenons une conversation entre une serveuse et un client. En lui resservant du café, elle lui dit que des centaines d’enfants migrants vont être mis dans des avions privés – financés par un millionnaire patriote, selon la rumeur – et expulsés le jour même vers le Honduras, le Mexique ou ailleurs. Les avions remplis d’enfants « alien » [étrangers] décolleront d’un aéroport situé à proximité du célèbre musée de l’OVNI, celui précisément que nos enfants avaient envie de visiter. Le terme « alien » qui, il y a encore quelques semaines, nous faisait sourire et émettre des hypothèses, que nous prononcions dans la voiture comme une sorte de private joke familiale, nous apparaît soudain sous un jour plus funeste. C’est étrange que les concepts puissent s’éroder si facilement, que des mots jusqu’alors utilisés avec légèreté puissent alchimiquement changer de nature au point de devenir toxique.
Choisir de ne pas agir est devenu inacceptable. Valeria Luiselli le fait comprendre avec force dans ce livre, lecture indispensable.
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