Refuge 3/9
7.4
Refuge 3/9

livre de Anna Starobinets (2011)

Un titre de mauvais thriller, une quatrième de couverture qui tend à en faire des tonnes et une publication en poche chez un éditeur qui n’est connu précisément ni pour l’exigence littéraire de son catalogue, ni pour l’élégance de ses ouvrages : Refuge 3/9 ne met pas tous les atouts de son côté. Pourtant, alors que ça s’annonçait mal, ces cinq centaines de pages à sont classer dans la catégorie des romans bien meilleurs qu’ils en ont l’air.
Proposer un résumé qui ne déflorerait pas trop l’intrigue pose une difficulté au critique : cela reviendrait à produire soit cinq lignes passe-partout qui ne rendraient justice ni à l’originalité, ni à la richesse du roman ; soit cinq pages bordéliques dans lesquelles s’immisceraient nécessairement les éléments d’une analyse qui finirait par prendre le dessus, dans la mesure où le roman est saturé de cette intertextualité qui, en leur temps, procurèrent des frissons d’extase aux critiques structuralistes. – Autrement dit, la suite de cette critique va divulgâcher sans trop de vergogne, et pourrait partir dans tous les sens…


Si on reconstitue l’ordre de ce qui sert d’intrigue à Refuge 3/9, ça donnerait ceci. Un enfant, Ivan, tombe d’un train fantôme dans le coma. Là – c’est-à-dire dans le coma –, il rencontre les « Impurs » : toute une galerie de personnages, certains issus du folklore russe, à commencer par Baba Yaga. Voyant en lui une sorte d’Élu, ceux-ci le chargent d’accomplir une prophétie qui n’est pas sans rapport avec les récits de création de diverses mythologies – divinités jalouses, bi-partition entre les mondes, etc. – et avec ce qu’on peut appeler des récits de réparation – cf. Hadès et Perséphone.
Réaliser ladite prophétie passe notamment par un combat contre Luci (alias Lucifa) et par la réunion des parents d’Ivan, Joseph et Marie (!) – besoin d’un dessin ? Celle-ci, photographe de presse chez qui la flamme artistique est devenue bien pâlichonne, se retrouve ainsi à devoir relier Paris à Moscou, en passant par l’Allemagne, où sa famille a émigré. Pour cela, elle change d’identité. Je ne parle de faux papiers et de simple imposture : Marie se retrouve littéralement dans la peau d’un autre – en l’occurrence un clochard parisien tout près de casser sa pipe. Tout le monde suit ?
Quant à Joseph, vague escroc à l’envergure trop petite pour ses ambitions, il s’évade sa prison italienne sous les traits d’une araignée. Un mâle de veuve noire, sinon ce serait trop facile. Le tout dans une atmosphère de fin du monde imminente – on imagine que cela se passe dans un futur proche – à laquelle se mêle évidemment la satire politique : « C’est ainsi qu’il [le président russe] avait été élu, de façon posthume pourrait-on dire, par pitié. Mais le lendemain, il avait ressuscité. Cela étant, c’est vrai qu’il a, maintenant encore, une tête de cadavre » (p. 356, Joseph est le narrateur).
Je ne raconterai pas la fin de l’histoire, car elle n’est pas ce qu’il y a de plus important dans le roman.
Lire Refuge 3/9, c’est aussi rencontrer « des enfants repoussants, affligés de visages monstrueusement asymétriques, des vieillards et des vieillardes hideux, des nains replets et sans âge, des filles nues aux seins tombants, avec des appendices glissants et suspects qui leur pendaient des fesses. Il y avait des échalas ébouriffés affublés de cornes, de sabots et d’un pénis en érection. Il y avait des créatures à mi-chemin entre varans et crocodiles miniatures, qui claquaient des dents, il y avait des grenouilles beaucoup trop grosses – de la taille d’un schnauzer moyen –, qui avançaient en se dandinant sur leurs pattes arrière, il y avait des poules noires aux yeux bridés rappelant ceux des humains et aux ailes d’aigle. Il y avait une faune informe qui n’entrait dans aucune catégorie – portant des couronnes de fleurs bringuebalantes sur le truc qui leur tenait apparemment lieu de tête » (p. 446-447 en « Pocket »).
On aura compris, du reste, que l’auteure dynamite ici allégrement les codes classiques de la narration – ce fameux schéma narratif que quelques générations de collégiens ont dû apprendre. Cela passe notamment par un jeu sur les voix narratives, qui n’a rien de gratuit mais donne d’autant plus de force au thème de l’identité – auquel, en fin de compte, se réduit peut-être tout le livre : voir, sur un autre mode, un dialogue comme celui-ci (partie 2, chapitre XV) : « – Je… où je suis ? couina-t-il à travers ses larmes. / – Dans notre forêt, Ivan, répondit l’Osseuse. Tu veux un petit chausson ? / – Je ne suis pas Ivan ! / – Dans ce cas, je vais t’appeler fiston, répliqua la vieille. Ou petit. À moins qu’on ne reste quand même sur Ivan ? Ivan, non ? Qu’est-ce que tu préfères ? Et toi, appelle-moi maman. / – Vous êtes pas ma maman » (p. 203). Il faut aussi songer à toutes les possibilités offertes par un texte dont le narrateur est parfois une araignée, ou une jeune femme dans le corps d’un clochard moribond.
Pour finir, sans que Refuge 3/9 relève des chefs-d’œuvre de la littérature, on y trouve – pour autant que je puisse en juger dans une traduction – un travail sur la langue suffisamment poussé pour qu’il sorte du lot. Qu’on relise ces métaphores à rallonge : « Les souvenirs, agglutinés en un écheveau animé et visqueux, se cramponnaient fermement les uns aux autres – si l’on essayait d’en tirer un premier, un deuxième arrivait en se contorsionnant, puis un troisième… Et il lui semblait déjà que cet écheveau n’était que le lombric incroyablement long d’une destinée, d’une vie, qui s’était entortillé et noué. » (p. 113), ou a contrario ce dialogue manifeste d’un langage sans métaphore : « – Les gens sont “endormis” au sens de “morts” ? voulut préciser le Garçon. / – Ils se sont endormis au sens d’“endormis” » (p. 462-463).
Oui, parce qu’avec tout ça on pourrait croire à un de ces romans russes dans lesquels métaphysique rime avec gravité – alors que Refuge 3/9 est très drôle !

Alcofribas
8
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le 22 déc. 2019

Critique lue 132 fois

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