Nouveauté de 2020, "Rentrer son ventre et sourire" fait parti des romans pionniers de la jeune littérature Jeune Adulte, qui, à la base nous arrive des pays anglais, mais qui commence à se tailler une place dans les pays francophones. C'est donc un des premiers romans Jeune Adulte québecois et je dois dire que c'est du beau travail.


Contrairement aux anglais, qui semble mettre le tag "Jeune adulte" sur à peu près tout ce qui ressemble à un roman jeunesse, même les romans intermédiaires, ici, la littérature Jeune Adulte est plus évidemment axée sur des thèmes du groupe d'âge visé, à savoir les jeunes adultes, les 18-29 ans à peu près. On a donc des personnages qui sont aussi de ce groupe d'âge et qui ont des enjeux en conséquence. Et comme nous avons affaire à des lecteurs majeurs, on n'a plus le soucis de censurer les gros mots ou d'amoindrir les thèmes plus crus. Cette liberté d'écriture aussi marque une différence entre romans ados et Jeune Adulte.


Donc, pour l'histoire, nous avons Élie ( Élizabeth), jeune femme de 26 ans qui est devenue influenceuse/youtubeuse sous le pseudo "Quinoa Forever". Elle propose essentiellement des recettes et des conseils de vie pour "aider les jeunes filles et femmes à être les meilleurs version d'elle-même". C'est non sans une certaine ironie, cela dit, car Élie propose surtout d'être le modèle "parfait" de la femme moderne, ce qui inclut automatiquement d'être mince, belle, en santé, en forme, et de mener un train de vie joyeux peu importe les circonstances. Élie a même le parfait petit ami avec l'un des gars du "Top 10 des québecois les plus alléchants", rien de moins. Ensembles, ils forment un "team gagnant" et d'après les dires d'Élie, "Il me pousse à être la meilleure version de moi-même [...] il le fait parce qu'il veut que je sois parfaite". Mais derrière les pages, les photos et le mode de vie "Je suis ma meilleure amie", Élie a aussi ses préoccupations. Enfant et ado ayant souffert d'obésité, elle est donc constamment en mode surveillance sur son poids. Son père lui aura d'ailleurs fait longtemps sentir qu'elle est une déception, sa mère, divorcée de mon mari, cherche l'amour dans les bras de leur prof de yoga commun, sa sœur n'approuve pas son mode de vie, mais a elle-même tendance à prendre des décisions en fonction des autres. Élie doit donc jongler entre les attentes de son agent, son couple, qui a été "acheté" par une marque, les divers enjeux de sa famille, son ex-ennemie qui devient sa collaboratrice et Dave, barista ami d'Alice, sa soeur, qui a le don de faire de l'humour et de ;la faire sentir bien.


À travers ce personnage youtubeuse, on aborde vraiment beaucoup de thèmes: la carrière sur les réseaux sociaux, les canons esthétiques irréalistes, les attentes sociétaires, l'obésité, les relations de surface, les enjeux familiaux, la différence d'âge en couple ( quand la femme est plus vieille que l'homme), le désir d,approbation, la dépendance affective, le regard des autres, l,estime de soi, etc. Vraiment, on couvre large, mais en même temps, on reste dans des thèmes qui se connectent les uns aux autres, sans tomber dans la lourdeur. Essentiellement, Élie navigue entre le monde "réel", avec ses tracas, ses enjeux et son authenticité, alors que son travail semble la mener dans un versant plus "virtuel", qui est pour sa part très magnifié, irréaliste et scénarisé. C'est un thème prédominant très intéressant parce que le phénomène des youtubeurs est assez récent et peu présent en littérature, surtout dans cet axe là.


Élie veut y croire, c'est à la fois beau et triste, parce que sa vie a un côté "téléréalité" où certains paramètres sont trafiqués, ne serait-ce que son couple et son régime insensé. Je dis "Insensé" parce que, chapitres complets à l’appuie, sa relation alimentaire est malsaine, obsessive et terriblement restrictive. Oui, elle a souffert d'obésité et souhaite apporter un équilibre sur son alimentation pour contrôler son poids, c'est une chose. Mais ce qui transpire de son régime est surtout la traduction de son épouvantable manque d'estime pour elle-même et son désir quasi farouche de devenir l'idéal corporel préconisé par la société. Ce que j'apprécie de l'autrice est d'avoir su amener cette dimension de manière à concerner tout le monde. C'est le regard des autres qui nourrit souvent ces idéaux corporels ô combien nuisibles et stigmatisants ( et irréalistes, parce que #photoshop_chirurgie_plastique et Cie, n'est-ce pas?). Bref, on pourrait extrapoler longtemps sur le sujet du corps des femmes, de l'hypocrisie ou l'engagement réel qui sépare les youtubeuses à ce sujet, sur les impacts dramatiques du rejet des personnes obèses, surtout chez les ados en pleine construction identitaire, sur ces régimes abjectes cautionnés par de faux experts en nutrition ( seuls les nutritionnistes/diététistes ont le droit de porter le titre "d.experts", autrement ce sont des "experts autoproclamés" que nul formation décente et reconnue ne supportent) et de tout ce ramdam virtuel qui propulse les attentes irréalistes vers de nouveaux sommets. Certainement, niveau réflexion, il y a matière à faire grâce à ce roman.


Je veux aussi préciser un peu ma pensée quant au couple d'Élie avec le chanteur célèbre Samuel Vanasse. Pour moi, c'est l'exemple type du couple de façade: bien beaux, bien cutes et bien joyeux sur vidéo, mais dans les faits, ils ont pas grand chose en commun. Le sexe est plus une discipline sportive entre eux. L'idée d'être ensemble n'est pas axée sur le respect et les joies d'être ensemble, mais plutôt l'idée que c'est "gagnant" d'être ensemble. Comme le capitaine de football avec la cheerleader super belle, dans les romans américains. Pour reprendre les propos de Malik, l'agent d'Élie: "vous êtes comme un conte de fée: Toi, Élie, tu es le vilain petit canard devenu cygne. Et toi Sam, la grosse bête devenu prince charmant". Limpide, non? En fait, Élie et Sam correspondent au couple d'ado que je vois presque toujours dans les romans sentimentaux pour ados. La fille moche qui est en fait super belle et le gars inaccessible qui se transforme par amour pour sa belle. C,est non seulement super creux, c'est aussi super irréaliste. Mais! ÇA-VEND. Et c'est ce que deviennent Élie et Sam, au final: un produit. Un "couple idéal", qu'on se plait à idolâtrer ou à jalouser, au gré des phantasmes de la populace. Oh, comme c'est beau! ( Notez le sarcasme). Bref, tout ça pour dire qu'Élie est dans une relation de couple superficielle et creuse, et que nulle surprise n'est de mise quand elle se découvre des sentiments pour Dave, qui est authentique et franc. J'apprécie énormément le travail de l'autrice pour montrer, de manière subtile, la relation toxique d'Élie.


On pourrait croire qu'un roman aussi globalisant pourrait être lourd, mais en fait, pas du tout. Bon, la vie d'Élie est, à mon sens, très chargée et il y a des attentes de toute part, ce qui me semble "lourd", mais on navigue bien côté écriture. La forme varie d'un chapitre à l'autre, parfois standards, parfois remplie de textos, parfois remplis de courtes phrases en accumulation et parfois comme des pages de réseau sociaux.


J'ai vraiment trouvé ce roman intéressant. Étant plutôt du genre Libraire-je-lis-tout-le-temps-donc-pas-intéressé-par-les-réseaux-sociaux, je ne connais pas vraiment cet univers de "likes", de "stories" et autres bidules du genre. Je trouve fascinant de voir des gens suivre d'autres gens sur des trucs comme "ma routine du matin" ou de suivre quelqu'un parce qu'elle est "belle". Vraiment, j'y comprend pas grand chose, mais je constate que c'est apparemment important pour certains/certaines. Par contre, et ce roman le montre bien, je vois aussi les commentaires cruels et désobligeants de certains personnages. Bon sang, que de méchanceté! Et que de pression sur les femmes! J'aurais pensé que la modernité nous aura en partie libérées des standards de beauté insensés préconisés par les hommes, mais force est de constater qu'en fait, ils sont maintenus par les femmes elle-même! La débarque!


J'ai aimé l'humanité de bon nombre de personnages. Élie me semble par moment un peu débile, mais quand on observe son vécu et ses craintes, on voit qu'elle est prise dans de forts mauvais engrenages. Les "vies parfaites" sont hélas plus souvent qu'autrement de la poudre aux yeux et elle commence à s'en rendre compte. La maman qui sort avec un homme plus jeune aussi m'aura touché: je n'ai jamais comprit pourquoi on trouve normal que des vieux hommes sortent avec de très jeunes femmes, mais que l'inverse soit socialement inacceptable. Enfin, je note aussi la relation entre sœurs, pas toujours facile, mais solide.


Je pense que c'est le genre de roman qui appelle à porter un regard différent sur les réseaux sociaux et ceux et celles qui y travaillent, tout comme ceux et celles qui les utilisent, mais aussi sur bon nombre de sujets.


C'est donc un roman très bien adapté aux jeunes adultes, moderne, pertinent et intéressant, qui a également une suite.


Pour un lectorat Jeune Adulte ( 18-25 ans), même si , bien sur, tous les autres adultes sont invités à le lire.


Pour les profs et bibliothécaires: Il y a présence de jurons et de gros mots et de quelques scènes plus ou moins explicites sexuellement, mais rien de trash ni de révoltant.

Créée

le 3 août 2021

Critique lue 100 fois

Shaynning

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