Rêver debout
7.1
Rêver debout

livre de Lydie Salvayre (2021)

Lydie Salvaire interpelle Cervantes pour lui reprocher le sort qu'il a fait subir à son héros dans son célèbre roman. Elle l'avouera à la fin, cette critique n'était que de pure forme puisque l'autrice voue à Don Quichotte une admiration sans bornes. Au livre comme au personnage. Rien d'original puisqu'on dit que l'Angleterre eut Shakespeare, la France Molière, l'Italie Dante et l'Espagne Cervantes. Et que ce dernier fut rien moins que l’inventeur du roman.

Elle s'efforce de s'exprimer comme à l'époque, avec des "Monsieur, je vous le dis tout net, je ne suis pas d'humeur à rire", "Je reprendrai ma lettre dès qu'un peu de calme me sera revenu" et autre "J'ai sur ce dernier point, Monsieur, une nouvelle remontrance à vous faire". Il s'agit, on le comprend vite, de mettre en résonance le roman vieux de plus de quatre siècles avec notre époque. Page 61, on n'échappe pas à l'écologie :

D'autant qu'il me vient soudainement à l'esprit que le Quichotte échoue comme nous sommes peut-être en train d'échouer aujourd'hui devant la sauvegarde de la planète. Car notre planète souffre, Monsieur.

La tarte à la crème, non ? Un autre classique de notre époque est le tribunal de la pensée correcte instauré par les censeurs d'aujourd'hui, tendance LFI ou woke, même si, fort heureusement, ces noms ne sont pas écrits. Don Quichotte ayant été rédigé sous l'Inquisition, ça s'imposait. Et c'est plutôt bien exprimé, page 193 :

Violence d'un nouvel ordre moral chaque jour plus moralisant, agressif, intransigeant, prêché par les nouveaux croisés de l'Empire du Bien, et qui, au moindre écart, accusent le déviant et sévèrement le condamnent. Une forme d'Inquisition, Monsieur. Une Inquisition moderne qui prospère, semble-t-il, de façon inquiétante, réclamant tous les droits mais pour mieux étouffer les opinions contraires, une Inquisition d'autant plus pernicieuse qu'elle revêt les aspects de la Vertu outragée.

Suit la série de déplorations habituelles sur les réseaux sociaux, la violence des marchés et notre indifférence croissante aux drames qui touchent l'humanité. La bonne conscience de gauche dans toute sa splendeur. Les bons sentiments et l'art font rarement bon ménage, et qui aime être bousculé par la littérature passera son chemin.

D'autant que Lydie Salvaire se répète énormément. Certes, la littérature, ce peut être écrire vingt pages sur une madeleine trempée dans une tasse de thé. Mais développer, creuser, n'est pas répéter. On a vite compris que le Quichotte représente la foi dans l'impossible, la droiture, le sens de l'honneur, toutes choses en voie de disparition dans notre société. Lydie Salvaire nous l'enfonce dans le crâne à coups de mail, pour reprendre l'un des mots dont l'autrice nous enseigne l'origine (Hidalgo = hijo de algo, Matamore = celui qui tue des Maures, Marranes, nom des juifs convertis = porcs).

Sur la masse des reformulations, certaines sortent du lot. Page 93 :

Un impatient, un fulgurant, qui n'avance pas, qui fond [belle formule]. Qui fond sur le ciel immense qu'il voudrait attraper et faire descendre, d'un geste, sur la terre ; sur cet inatteignable qu'inlassablement il assiège et qui, inlassablement, se dérobe.

Autre exemple, page 123 :

Incompris de son temps, esseulé, reçu à bras fermés [autre belle association] ou carrément exclus par les gens qui se croient raisonnables (....)

Le chapitre sur le coupe Don Quichotte / Sancho Pancha ne manque pas non plus d'intérêt, sortant un peu de la seule adoration du chevalier. Ce paragraphe, page 137, le résume assez bien :

Le Quichotte et Sancho forment un couple qui est, d'une certaine manière, notre miroir. Les deux en nous cohabitent. Nous nous reconnaissons dans l'un comme dans l'autre, selon les jours et nos chagrins ; et leurs révoltes, leurs impasses, leurs craintes et leurs contradictions sont, à des degrés divers, les nôtres.

Tout à son désir de dénoncer la société d'aujourd'hui, l'écrivaine insère dans sa prose des phénomènes récents. Presque chacun d'entre eux sonne comme une fausse note dans une symphonie. Page 58 :

(...) lorsque, devant son imprévisibilité, ses accélérations, ses tempêtes, ses retournements brusques et ses énigmatiques Covid-19, on ne peut la rabattre sur aucun schéma prévisible.

Trivial. On déplorera aussi page 71 le mot "connerie", page 82 "en CDI j'espère", page 97, "la langue des traders qui me reste inaudible", page 104 un "beauf". Liste non exhaustive.

Dans la colonne des faiblesses, cette tendance à la facilité qui consiste à répéter un mot pour amplifier une idée. Page 153, "vivant de peu, mais libre, libre, libre" et page 191 "cette violence aride que vous ne cessez de décrire est encore, encore, encore et toujours la nôtre".

Mais le roman compte aussi quelques belles choses. Des paradoxes, plus féconds que les propos convenus dénoncés ci-dessus. Ainsi page 44, cette belle formule - malheureusement immédiatement suivie d'une platitude :

Il repart au combat, disais-je, avec la dernière énergie, parce que combattre, assure-t-il, le repose [paradoxe intéressant], mais surtout parce qu'il se sent requis par la volonté impérieuse d'améliorer le monde, une volonté que rien ni personne ne saurait infléchir [l'idée banale].

J'aime bien la conclusion de ce paragraphe, page 162 :

Il se dit que l'écriture naît presque toujours d'une douleur. Vous avez sans doute glissé la vôtre dans le personnage de don Quichotte afin de vous sentir moins esseulé et un peu moins chagrin. Sachez que je fais de même avec ces lettres que je vous destine et qui ne vous atteindront jamais. Je n'attends d'elles, d'ailleurs, cher Monsieur, que des réponses rêvées.

Quelques fulgurances appréciables, qui réveillent un peu le lecteur. La plus belle n'est pas imputable à l'autrice elle-même mais à Faulkner, qu'elle cite, page 190 :

"Ecrire c'est comme craquer une allumette au coeur de la nuit en pleine forêt. Ce que vous comprenez alors, c'est combien il y a d'obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mesurer l'épaisseur de l'ombre".

Superbe. Mais un peu cruel pour Lydie Salvaire dont on mesure, au long de ces 200 pages, qu'elle est peu fertile en propos de ce niveau. Son livre est peut-être trop militant, il assène peut-être un peu trop dans le but de convaincre. Il n'est pas pour autant désagréable à lire, car la lauréate du prix Goncourt 2014 sait écrire. Disons simplement que l'allumette se sera vite éteinte.

Jduvi
7
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le 11 févr. 2024

Critique lue 6 fois

Jduvi

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