Dernier né de l'écurie Christope Lucquin Éditeur (CLE), ce Rien n'est crucial de l'Espagnol Pablo Gutiérrez ne détonne pas dans le catalogue de cette petite et belle maison si ce n'est par sa couverture qui, sans oublier le point bleu arbore des coloris vifs et un dessin du plus bel effet. Lorsque j'écris que ce livre ne détonne pas, il ne faut pas entendre qu'il serait pâle et sans saveur, c'est tout le contraire, à l'instar des autres titres édités chez CLE, il est d'une force étonnante lovée au creux d'une écriture exigeante, novatrice, parfois déstabilisante -j'adore ça- et jamais ennuyeuse (même si je me dois d'être honnête et d'avouer un très petit coup de mou en tout début de la seconde moitié, assez vite effacé par une fin inattendue et porteuse d'espoir).
Ce roman à double personnage principal se déroule dans les années 80 ; on sait que Magui et Lécou se rencontreront puisque le premier chapitre les décrit "les doigts emboulonnés dans les doigts, les yeux emboulonnés dans les yeux. Les siens (à lui) sont deux boutons extrêmement foncés ; les siens à elle sont fugaces comme des insectes." (p.8), mais ce qui intéresse l'auteur c'est leur enfance. Lécou naît dans un terrain vague de parents junkies, Magui naît dans une famille apparemment unie. De longues et belles pages ensuite sur l'enfance de l'un chaotique, de l'autre qui le deviendra après l'abandon du père. Il est question de religion, de ces mouvements qui se forment prenant un peu de modernité ici et beaucoup d'archaïsme là, recréant une idée radicale et intégriste du catholicisme, faisant du prosélytisme à fond, mais pratiquant également une autre manière de se développer : "Parce que les couples de néochrétiens sont des baiseurs de première qui se consacrent à créer de nouveaux êtres à baptiser par immersion. Même s'ils ont des courbatures, même si ça les gratte ou même s'ils sont tout secs en bas, le Message les oblige à baiser à mort, comme des lapins sous la protection divine pour grossir les rangs de ses serviteurs : se dupliquer, se centupler, se multiplier est la consigne." (p.28/29)
Très beaux personnages que Lécou et Magui qui subissent toute leur enfance, qui ne se sentent vivre que lorsqu'ils sentent un peu d'amour chez les autres, pas l'amour qui fait que Magui s'offre aux hommes, non de l'amour désintéressé, sans demande de retour. Ces deux jeunes gens trotteront un moment dans ma tête par leur inertie, leur force, leur violence, leurs manques, leur envie de vivre, leurs contradictions, leur folie, ... Ils resteront longtemps à mon esprit aussi parce que l'écriture de Pablo Gutiérrez s'imprime en nous même sans le vouloir ; le début du roman peut paraître un peu bizarre, il l'est, la suite aussi, dans sa construction, dans l'emploi de certains mots, de certaines tournures, dans la manière de nommer les adultes qui entourent Lécou et Magui ; assurément, l'auteur innove et ne peut laisser indifférent. Il ose un reportage façon Envoyé spécial sur 6 pages sur L'expansion néochrétienne, intervient en tant qu'auteur pour résumer son histoire aux enfants, pour diverses d'autres raisons itou. De belles phrases longues, séparées par de plus courtes, de l'ironie, du sarcasme, jamais gratuit, toujours argumenté notamment en ce qui concerne les néochrétiens, mais aussi la sclérose de la société et le sort fait aux pauvres, aux gens différents, la peur qu'ils inspirent, comme si nous craignions un jour d'en arriver dans les mêmes situations.
De nouveau un très beau texte et un très bon livre paru chez CLE qui fut injustement attaqué récemment par une auteure dont je tairais le nom, mais si cela vous intéresse cliquez ici pour plus d'informations. Un bon geste, allez voir le catalogue de la maison d'édition et courez à la librairie d'une part demander qu'elle commande et expose ces romans et d'autre part acheter un ou plusieurs titres, vous ne le regretterez pas et franchement CLE mérite d'être connue pour ses parutions belles et audacieuses.
PS : j'ai l'honneur d'être le lecteur du mois, avec ce roman sur le site Lecteurs.com, allez voir, c'est vachement bien.