Figure centrale de la pensée de son temps, Roland Barthes (1915-1980) était aussi un être à la marge. Un père mort à la Première Guerre, l’amour inaltérable d’une mère, de longues années passées en sanatorium, la découverte précoce de son homosexualité lui donnent très tôt le sentiment de sa différence. Il a vécu à distance les grands événements de l’histoire contemporaine. Pourtant sa vie est prise dans le mouvement précipité, violent et intense de ce siècle qu’il a contribué à rendre intelligible.
Fondée sur un matériau inédit jamais exploré jusqu’ici (archives, journaux, agendas), cette biographie de Barthes éclaire d’un jour nouveau ses engagements, ses refus, ses désirs. Elle détaille la quantité des objets dont il a parlé, les auteurs qu’il a défendus, les mythes qu’il a épinglés, les polémiques qui ont fait sa célébrité, l’écoute des langages de son temps. Et sa puissance d’anticipation?: si on aime tant le lire encore, c’est qu’il a exploré des territoires originaux et qui sont aujourd’hui les nôtres.
Le récit de sa vie donne de la substance et de la cohérence à la trajectoire de Barthes, conduite par le désir, la perspicacité et une extrême sensibilité à la matière du monde. À quoi on peut ajouter une forte réticence à tout discours d’autorité. En faisant reposer la pensée sur le fantasme, il a fait d’elle à la fois un art et une aventure. Entrer dans sa vie, approcher la forme de son existence aident à comprendre comment il fut écrivain et comment il fit de la littérature la vie même.
C'est un long travail fouillé, très documenté, exhaustif sur l'œuvre.
C'est une «vie» qui commence par la mort. Celle de Roland Barthes, le 26 mars 1980 à Paris, frappa particulièrement les esprits. Un mois auparavant, l'auteur du Degré zéro de l'écritureavait été renversé rue des Écoles par une camionnette d'une entreprise de blanchisserie tandis qu'il se rendait au Collège de France.
«Roulez moins vite, vous pourriez écraser Roland Barthes», écrivit alors un petit malin sur un mur de la capitale. L'esprit de Mai 68 et de l'insurrection situationniste ne s'était pas complètement évaporé, entre la rue Gay-Lussac et le boulevard Saint-Michel. Les cinémas et les librairies n'avaient pas encore été remplacés par des friperies et des établissements de restauration rapide. À l'université et dans les journaux, l'art et la pensée étaient des matières prises très aux sérieux.
Autant que le portrait d'un homme, c'est celui de cette époque aux allures de dernier âge d'or de l'esprit que brosse Tiphaine Samoyault dans son Roland Barthes. On jugera sans doute convenu de nous voir écrire ici que cette somme de plus de 700 pages se lit comme-un-roman-d'aventures. C'est pourtant ainsi que se dévore ce livre dense, intelligent et délicat. Il est frappant d'observer à quel point le romanesque a abondé dans le destin de l'auteur de Mythologies, ce théoricien de la littérature qui crut en finir avec «l'auteur» et le replaça malgré lui au cœur du champ de bataille… On ressemble plus à son époque qu'à son père et davantage à son corps qu'à son ombre… Il est cependant frappant d'observer à quel point Roland Barthes, rêveur éveillé et amoureux du seul «texte», appréhendé comme une instance et comme une mise en demeure, fut un individu profondément dégagé de son temps. Il lut Marx, comme tout le monde, mais en fut moins marqué que d'autres. À la recherche du temps perdu et les Partitas de Jean-Sébastien Bach occupèrent une plus grande place dans son existence que Le Capital. «Je suis le contemporain imaginaire de mon propre présent, observait-il. Contemporain de ses langages, de ses utopies, de ses systèmes (c'est-à-dire de ses fictions), bref de sa mythologie ou de sa philosophie, mais non de son histoire, dont je n'habite que le reflet dansant: fantasmagorique.»
Amoureux et artiste
La politique l'intéressa très modérément, même s'il fut parfois rangé parmi les «maîtres penseurs» de la gauche intellectuelle et qu'il se trompa très lourdement sur la réalité criminelle de la grande Révolution culturelle prolétarienne chinoise. Dans Le Studio de l'inutilité(Flammarion, 2012), Simon Leys a écrit quelques pages définitives à ce propos. Tiphaine Samoyault ne s'y attarde guère, préférant jeter un pudique manteau de Noé sur cet épisode déshonorant. On ne peut pas lui reprocher d'avoir écrit une biographie en sympathie et de n'avoir pas eu pour objet de démolir son héros dont elle nous donne à admirer le portrait en amoureux et en artiste… D'un bout à l'autre de son livre, la romancière a le don de nous rendre aimable Roland Barthes, cet orphelin de guerre tuberculeux - comme Albert Camus - qui affectionnait l'œuvre de Marcel Proust et les romans d'André Gide, le chant, le piano, l'histoire de France, l'amitié et les bains de mer.
Cependant il manque un peu de chaire humaine à cette biographie ainsi qu'Un grain de fantaisie aurait allégé l’ensemble, Certains passages s’adressent trop à des spécialistes de l'oeuvre et laisse de côté le lecteur Lambda.