La langue ivre de Sigismund Krzyzanowski.

Malgré la considération dont il jouissait auprès des intellectuels, aucun livre de Sigismund Krzyzanowski ne fut publié de son vivant, jusqu'à la découverte extraordinaire de ses écrits dans les archives soviétiques et le début des publications près de quarante ans après sa disparition. Né en 1887 en Ukraine de parents polonais, il s’installa en 1922 à Moscou, dans une petite chambre du quartier de l’Arbat, d’où il ne bougera quasiment plus jusqu'à la fin de sa vie en 1950.


C’est d’une chambre minuscule comme celle-ci que le narrateur insomniaque de Rue Involontaire expédie, par le vasistas, des lettres à sept destinataires anonymes et hasardeux, lettres écrites avec leur coauteur la vodka pour écluser un trop-plein de timbres, reçus comme monnaie pour l’achat de bouteilles de ladite vodka.


«Voilà comment j’ai contracté cette étrange maladie qu’on pourrait appeler épistolomanie. C’était il y a deux ans, quand la vodka suscitait de longues et soudaines files d’attente, et qu’on nous rendait la monnaie en timbres-poste. Je bois. À cause de quoi ? me demanderez-vous. Un regard trop sobre sur la réalité. Je suis vieux – j’ai les cheveux filasse et les dents jaunasses – et la vie est jeune, donc il faut me laver, comme une tache, m’effacer avec de la vodka. C’est tout.
Comment je commence mes matinées ? Levé de bonne heure, je vais au croisement et j’attends. Comme un chasseur à l’affût. Assez vite, ou parfois pas vite du tout, d’un côté ou de l’autre du carrefour apparaît une carriole remplie de caisses en bois. Dedans, bien fermé sous du verre et des bouchons, il y a de l’alcool. Je sors de mon immobilité et je suis la carriole, où qu’elle aille, jusqu'à l’arrêt et le déchargement. Voilà qui vous donne l’impression de marcher d’un pas solennel derrière un catafalque portant vos propres cendres.»


Plongeant le lecteur dans le Moscou du début des années 1930, ces lettres frappent surtout par leur écriture, déstabilisante comme l’abus de vodka, progressant en zigzags inventifs et fulgurances, sur le langage, le temps, et la possibilité de dompter par l'ivresse des mots l’avancée vers la mort.


«Le temps m’apparaît tantôt comme un tourbillon d’instants, tantôt comme une chute d’eau tombant vers l’avenir».


«Je bois parce que l’ivresse est un modèle réduit de la vie (l’eau-de-vie) : d’abord l’attente de la vie – puis l’excitation adolescente – puis l’impression juvénile à la fois d’ivresse et de lucidité, l’apparition d’images érotiques – puis le sentiment d’inertie, verre après verre, la confusion mentale, l’envie de dormir, l’indifférence de la vieillesse – et enfin la décrépitude, la désintégration des pensées, le verre pas terminé, la saturation – et, pour finir, le sommeil sans rêves, la mort… et tout ça en vingt minutes»


Ce recueil traduit du russe et présenté par Catherine Perrel pour les éditions Verdier comporte aussi deux nouvelles fantastiques et très gogoliennes, «La clepsydre», la légende d’un ivrogne moscovite, et «Le feutre gris», les pérégrinations d’un chapeau et les pensées noires qu’il inspire aux crânes qu’il recouvre successivement.


«Quand je mourrai, laissez les orties pousser sur ma tombe - et qu'elles piquent !»


Retrouvez cette note de lecture, et toutes celles de Charybde 2 et 7 sur leur blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/04/03/note-de-lecture-rue-involontaire-sigismund-krzyzanowski/

MarianneL
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le 3 avr. 2015

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