Saccage
7.7
Saccage

livre de Quentin Leclerc ()

Il y a des premiers romans qui sont comme les derniers, aboutis, animés d’une flamme de fin du monde, brûlés par un vent terrible, parlant d’une langue en perpétuelle survivance.


Ce récit fabuleux édité par les éditions de l’Ogre – petite maison qui sait décidément choisir des manuscrits hors du commun – a pour lui l’inventivité de la forme, l’éclat de la langue (« je me souviens des flammes qui léchaient les marasmes du ciel »), et le bouleversement de la narration.


Tout commence ailleurs. Nulle part. Autre temps au milieu d’une humanité bouleversée. Bouleversée non par un phénomène purement extérieur (le désastre), mais par le vénéneux phénomène humain (le saccage). Car nous ne sommes pas là dans le « post-apocalyptique » – c’est l’Apocalypse même, en train de s’accomplir, qui nous est donnée à vivre.


Le temps du livre est donc aboli, car il est celui du « déchirement » (1ere partie) et de l’« extinction » (2nde partie). Il est probable que pour les entités humanoïdes de Saccage, il n’y a tout simplement rien après la fin de l’Apocalypse, l’extinction sera totale.


Ce choix de nous plonger dans le temps même de l’Apocalypse plutôt que son futur, nous inclus dans une temporalité du suspens, d’une « agonie interminable ». Cette situation, ce temps de la fin, cette puissance d’aveuglement absolue n’est pourtant pas seulement une condition future, improbable et délirante. Günther Anders a travaillé à souligner que notre situation se situe dans cette réalité du temps de la fin, du temps apocalyptique soustrait à sa révélation. C’est une configuration ontologique moderne que ce moment qui grève naturellement l’imaginaire de la seconde partie du XXe siècle. L’impossibilité du futur, la vacance du présent est une situation qui s’est affirmée au cours du siècle et se confirme de plus en plus. Que nous lisions Baudoin de Baudinat ou Michael Foessel sur « la critique de la raison apocalyptique », que nous lisions Volodine ou Quentin Leclerc, c’est l’effrayant constat de « divertissements » devenus les mille morceaux du miroir brisé où se reflète l’image de notre misère sociale, intellectuelle et planétaire.


L’Apocalypse dans Saccage n’a d’ailleurs pas de cause extérieure et semble uniquement le fait d’une force humaine, trop humaine, celle de « l’armée des continents perdus », ensemble vaste comme son syntagme, masse aveugle et sans contours qui ravage peu à peu tout le globe et finira par annihiler toute l’humanité.


Qu’il s’agisse de trains de cadavres concentrationnaires, d’échos lointains de « bombes stationnaires » du Rituel du mépris, du gel qui progresse comme le « Froid blanc » présagé par Ithlinne, des rafles, des viols, de l’occupation assassine qui sont la traînée des guerres, c’est cette puissance presque sans fin d’autodestruction de l’humanité, sous quelque forme qu’on puisse la formuler, qui se rappelle dans ce livre.


Cette puissance d’autodestruction de l’humanité, faut-il vraiment que le techno-optimisme capitaliste et progressiste qui nous sert de milieu aveugle à ce point nos consciences pour que l’on ne s’en rende pas compte, rejetant les catastrophes en cours et les désastres à venir comme des reliquats d’un passé révolu ? Heureusement les écrivains ont souvent une conscience du malheur et une vision de l’asphyxie idéologique dans laquelle nous sommes.


Dans ce contexte où tout aurait pu être clin d’œil, compendium des horreurs que le XXe et XXIe siècle a ici la beauté de l’abstraction. L’armée des continents perdus n’est qu’un nom, la Milice elle-même n’a de contour que par exclusion : ceux qui sont contre la Milice ne sont pas Miliciens. Les « chasseurs », les « industriels », les « hôtels », les « carcasses », sont des appellations qui ne sont que de purs leurres dans le récit, où l’abstraction supprime les choses pour ne laisser que des mots. C’est la mécanique même de la rhétorique de la Terreur qu’analyse Pauhlan dans Les Fleurs de Tarbes (en 1942), et Blanchot dans « La littérature et le droit à la mort » (en 1949). Mais à côté de cette violence de l’abstraction, c’est le parcours désarticulé de consciences qui se débattent dans leur chair qui nous est offert à la première personne par les deux narrateurs.


Et on sourit à imaginer le mélange insane qui se crée dans l’imaginaire de ces termes trop génériques, où les « carcasses » hésitent entre les écorchés de Bacon et le CsO de Deleuze et Guattari, où les « hôtels » oscillent entre du Frank Miller (pour les « hôtesses » gangsters) et du Jacques Abeille (pour une institution ambivalente où s’écrit le récit), tandis s’invente une langue bègue (brègue dirait Jorian Murgrave) :



Mange chair dans feu mange chair dans mutation mange chair avec féroce croc féroce mange chair mange feu mange féroce mange hôtel feu milice feu hôtel feu mange milice hôtel mange corps chair mange fracture feu fracture dans crevasse mange milice brûle milice feu crevasse trou crevasse tombe dans tombe dans feu nais homme nais vampire nais neuf dans feu nais neuf dans crevasse nais homme dans milice dans milice mange vampire devient homme mange feu devient homme mange homme devient crevasse devient feu



Signe de la métamorphose terminale, les exilés fuyants la milice et l’armée des continents perdus se considèrent comme des « carcasses » fuyant d’ « hôtels » en « hôtels » les prédations de la soldatesque, condamnés à écrire des prophéties pour des industriels dont on se demande s’ils existent, si une industrie peut même survivre à cette déroute finale. Sûrement que les « industriels » sont un masque tragique, fantasme d’un ennemi capitaliste qu’il resterait à haïr plutôt que de se résoudre à l’absurdité de la fin du monde.


La carcasse est un concept désignant une humanité réduite, les locataires en sursis des hôtels où cette humanité s’achemine vers une décomposition que l’on hésite à qualifier de « métamorphose ». La carcasse est le beau concept de ce livre.



« Carcasse est l’étape suivante. Carcasse est un ensemble flou d’où il faut sortir vivant ; c’est se transformer autre ; arriver tel et partir étranger (…) Sans forme finale, carcasse devient toute forme. » (p.35)



La carcasse aurait pu être un non-genre, étendu, général, absolu, et c’est ce que m’avait fait lire mon aveuglement de lecteur prompt à transformer les textes à la mesure de mes attentes. Je lisais ainsi avec une jouissance folle la révélation d’une écriture qui aurait abandonné le masculin et le féminin pour se penser sous ce genre neutre de carcasse, et qui, là, ne se rapportait au féminin que par la pure convention vide de sens du genre « féminin » du mot « carcasse ». Pur mot, transformation brutale des corps et des âmes par l’abstraction et la négation absolue du système, signe d’une extinction totale. Mais finalement, de multiples signes semblent indiquer, que cette piste ne tient pas, et qu’il faut rattacher simplement le premier narrateur à une narratrice. J’aurais trouvé formidable – c’est-à-dire terrible et ravissant – que ce concept de « carcasse » ait balayé le concept d’homme, de femme, d’humanité pour installer cette catégorie de Carcasse qui rappellerait alors ce que l’on appelait à Auschwitz le « Musulman » – ce que Primo Levi a décrit dans Si c’est un homme comme ces individu annihilés, assumant la fatalité sans plus y résister. La « carcasse » aurait pu alors ici se faire pousser des dents, faire encore davantage muter sa peau instable, résistant aux contacts, s’empoisonnant pour empoisonner ses tortionnaires. Mais c’est ma tendance à rêver un livre à partir des livres, ce qui est plutôt un signe du potentiel poétique de ce livre ouvert aux métamorphoses de la charogne.



« Les carcasses sont increvables. Elles vont nous hanter jusqu’à la fin. » (p.73)


Les carcasses se métamorphosent lentement en créatures à écailles, à plumes, à crocs, tandis qu’elles se rapprochent – par ce procédé même de transformation – de leur mort. La carcasse (qui, est la narratrice de la première partie) est un abord du dehors. Jean-Philippe Cazier en a bien parlé sur son article sur Diacritik. Il est question ici d’habiter l’étrangeté, non pas par humanisme, non, d’habiter l’étrangeté dans ce qu’elle a d’insoutenable, d’inhopsitalier, de terrible. Habiter le Dehors c’est alors se condamner à errer, à dire, dans le domaine de la mort.


Ce territoire du désastre (malgré tout le « saccage », le « désastre » pris ici avec le « dehors » dans une perspective un peu blanchotienne), peut faire signe vers ce qu’il y a de plus brillant dans nos astres obscurs, au post-exotisme.



« Des soldats camouflés communiquent heure par heure dans leurs talkies-walkies hors d’usage des informations inutiles. Ils rendent des comptes aux généraux (déjà morts pendus dans leurs cabinets privés). Ils parlent de nous. »



« Ailleurs, il y a des chimères, des sorcières, des oracles – quelques rescapées qui parcourent encore le monde à l’infini, incapables de mourir, seules d’une tristesse sans partage. »



Hommage que ces passages ? Qu’importe. On a eu raison de le rapprocher de la Biographie de Jorian Murgrave (c’est même ce qui m’a poussé à acheter l’ouvrage) et c’est même ce que l’on peut souhaiter de meilleur à Quentin Leclerc, qu’il arrive à confirmer la flamme et la cendre apparue dans cet opus.

Athanase-D
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le 25 juil. 2016

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