Cette histoire de Griveaux, c'est drôle de loin, mais de près il n'y a rien à en tirer. C'est pour ça qu'il faut monter dans les degrés. Le premier donne aimablement son avis sur oui ou non est-ce que c'est la te-hon. Le deuxième se demande intelligemment ce que ça dit sur nos actuels politiques et leur caractère. Le troisième prend encore plus de recul, peut-être déjà trop, dit qu'au fond il n'y a rien à en dire, fait au passage une synthèse septique des deux premiers degrés, tout en donnant son avis sur est-ce que oui ou non c'est pas la te-hon. Le quatrième, plus malin que tout le monde, écrit une histoire dont on comprends à peine vaguement ce qu'elle dit sur le sujet.
Elle avait préparé une belle purée de potimarron, qu’elle venait de servir dans deux assiettes blanches et rondes sur la table haute du salon. Et, dans la cuisine, on entendait les sursauts d’un couvercle de casserole, à l'intérieur de laquelle était en train de cuire à gros bouillons étouffés une pièce pour deux de sanglier. Bientôt, on entendit l’eau déborder et tenter d’éteindre les flammes. « J'espère que t'as faim, cria Sonia en courant dans la cuisine, y'a à manger pour quatre.
_C'est ton pote chasseur qui t’as filé ça ?
_Ouais, il a été généreux.
_Oui, très…
_Ça va, c’est pas comme s’il m’avait envoyé une photo d’sa bite, non plus.
Sonia était botaniste, d’un genre bien rempli de culture générale sur le vivant, qui peut vous surprendre sur commande à vous donner le nom de tout ce qui respire ou pratique la photosynthèse. Née d’une famille aristocrate, son talent s’élargissait au règne des morts, c’est-à-dire à la grande histoire, et au domaine de la bouffe. Elle connaissait tous les cépages, beaucoup de fromages, des recettes délicieuses qu’elle tenait de sa mère, et les méthodes de découpage de la venaison avec les grands couteaux et les os qui craquent. Quand elle s’y mettait, on l’imaginait mal se morfondre pour un ficus, mais davantage chasser le gibier à court comme ses ancêtres. « Chaud devant !
_Ça sent bon.
_Et ça sera encore meilleur, elle attrapa une bouteille dans son sac à main, avec un Petit Cabillot !
_Le cabillaud, c'est pas avec ça qu'on fait le tarama ?
_Avec les oeufs, oui. Et c'est aussi bon que le caviar, si tu veux savoir.
Vladimir aimait parler écologie avec Sonia. Il s’intéressait peu aux détails, appréciait d’entendre la manière globale qu’ont les choses et les êtres de s’organiser entre eux, se réjouissait des mêmes processus symbiotiques que l’on retrouve et dans la nature et chez l’homme, tout à fait accomplis dans la première, voués à l’échec chez le second. Il se fascinait, lorsqu’il écoutait Sonia, pour cette idée d’équilibre dynamique qui semble se trouver de soi dans la nature, et seulement dans la nature. Il cherchait l’origine de nos perturbations, et faisait souvent dévier la discussion sur des problématiques vagues, qui étaient les siennes, et qui échappaient très vite au domaine de la botanique.
Il se frustrait parfois, quand lui et Sonia discutaient, par exemple, des différents stades de la forêt : des premiers arbustes colonisateurs aux différents stades avancés, jusqu'aux grands arbres qui s’écroulent d’eux-mêmes pour faire respirer la canopée.
— L’homme, si j’ai bien compris, fit remarquer Vladimir lorsque Sonia aborda les techniques de bûcheronnage, participe à cet équilibre dans ses forêts, mais n’y peut rien dans son propre monde...
En somme, Vladimir se demandait sans trop s’inquiéter, davantage pour le sport laissait-il croire, ce qui pouvait bien clocher chez l’homme. Il suggéra ce jour-là à Sonia, que peut-être l’homme se neutralisait de son trop-plein de scruples, ou inversement peut-être, de son trop plein de créativité : de son trop de mots pour les mêmes choses ; et par conséquent de son trop de frilosités en politique, de son imagination trop sensible et précise qui l’empêchait d’envisager les solutions les plus simples. La crise écologique, disait-il parfois en rigolant, je te la règle en moins de deux ans...
— Des solutions plus simples ? Bof... Ce que tu appelles imagination, Vladimir, c’est notre rapport spécial à l’autre et au monde. C’est l’empathie, l’égo… l'intelligence... C’est essentiel… Faire une croix là-dessus ? Impossible... Et puis c’est fragile, la symbiose.
—Tiens, ajouta-t-il pour la provoquer, t'avais l'air d'être en belle symbiose avec l'autre, là, tout à l'heure.
_Le barman ? Tu t’imagines des trucs, alors que trop pas…
Elle s’était gardée au frigo pour le dessert un os de jarret de bœuf, dont elle suçait maintenant la moelle. Ça l’emmerdait Vladimir, les bruits de succion, elle le savait. Mais Sonia n’aimait pas non plus quand il parlait ainsi. Elle décelait quelques notes funestes dans son discours sur la nature et les hommes, dont elle ne distinguait pas bien les aboutissants. Ce qui pouvait arriver de pire à l’humanité, pensait-elle parfois, serait que Vladimir tombe vraiment amoureux d’elle, ou qu’il se mette à la politique. « Il serait du genre, se disait-elle, s’il se faisait prendre à envoyer une dick pic, à la revendiquer en public. »
On attend avec impatience le cinquième degré.