Ce qui a tant déplu à Antonin Artaud, grand admirateur de Boschère, dans Satan, ces « afféteries de langage qui remontent à 1900 », c'est pourtant bien ce qui donne tout son charme envoûtant, langoureux, au roman. Jean de Boschère, vieillissant, a encore un bon pied, si ce n'est les deux, dans un XIXe alors déjà bien mort et enterré. Nous sommes en 1933, Voyage au bout de la Nuit a un an ; Ulysse fête ses dix ans ; on peut comprendre que ça puisse sembler manquer de modernité.
Dans tous les cas pas de personnalité. Une écriture – lourde n'est pas le mot exact – empesée ; pesante comme d'épaisses tentures chargées de poussière et de souvenirs muets dans leurs mille plis cassés. Car l'afféterie supposée de Boschère se trouve matinée de l'Imagisme anglo-saxon qu'il côtoie durant ses années à Londres et vient ainsi l'affiner, la polir, lui donner des rondeurs et des nuances. Il ne tombe pas dans le byzantisme linguistique, le feu d'artifice lexical, si ce n'est pour les fleurs, son pêché mignon, papa botaniste oblige. Le rythme se voit également retendu par le siècle nouveau, croqué et à vif : il y a déjà ce nerf qui aura bel et bien séduit notre Momo.
Cette densité d'écriture s'accompagne, enveloppe et se nourrit d'une densité psychologique : on plonge et s'empêtre dans la psyché de ce Pierre, ses élans, ses rages, ses frustrations, ses révoltes, ses illusions et ses lâchetés. On tente de respirer avec lui au cœur de la chambre noire chez Douce, au sein du triangle sensuel formé de Pierre, Douce et de sa fille Fryne. On dirait le tourbillon des amoureux de William Blake. Tout en sachant conserver intact le mystère du Saint des Saints, ce que cache le lourd rideau plissé : Satan, Vénus pleine de mousse ou ange d'une annonciation pointant l'été. La baleine de Gadenne, déjà, peut-être ?
Au fond, le Momo a bien aimé : "Incarnation du domaine sombre, où l'érotisme, la poésie, la religion et le sublime voisinent."
Obscur, le roman l'est donc, mais pas un de ces noirs mats et stériles qui s'auto-dévorent , c'est un noir sucré qui contient en lui toute l'irisation des couleurs, le contraste de l'or et de l'argent, la fermentation des sucs et l'érotisme des courbes blanches de Fryne. C'est en fin de compte un éloge de l'ombre que Boschère nous écrit. L'érotisme, cette torture indicible de Pierre, traverse ainsi de part en part le livre.
« Ici, à l'endroit où on le croira l'être davantage, Pierre se considère le moins près de Satan, puisque celui-ci aime les erreurs qui martyrisent l'esprit, et retardent cette salvation à laquelle Pierre croit, mais qu'il ne peut pas exprimer.
Parfois, au cours de la nuit, je m'aperçus que la jeune femme continuait d'être Fryne, avec son rare faix de savoir, avec tout un monde de meubles moraux, erreurs, vérités plus erronées, et surtout une immense charge de poésie. Tout ceci, en vérité, était refoulé depuis que sa chair était baignée de voluptés érotiques, car elle était arrivée presque d'emblée au plaisir. Son cœur était plus nu, plus chaud dans sa chair. C'était la troisième marche qu'elle descendait dans la réalité, sans remords ; avec gloire, au contraire. Sans doute ce que je trouvais, non pas seulement superflu, mais mauvais à l'amour physique, n'était pourtant pas totalement repoussé de l'âme de Fryne, y constituait, en cette nuit d'amour, une partie de la gloire rayonnant dans ses yeux. »
Jean de Boschère, aujourd'hui, nous attend, obscur, oublié dans l'ombre des éditions épuisées et de quelques inédits (un essai sur Léonard de Vinci). Alors que romancier ("Marthe et l'Enragé"), poète ("The Closed Door", "Ulysse Bâtit son lit"), essayiste, illustrateur, il s'est dressé, actif, au centre de la nébuleuse du début du siècle, ami d'Antonin Artaud, Max Elskamp, André Suarès, Ezra Pound, T.S Eliot, le dessinateur Edmond Dulac, le peintre Balthus et tant d'autres ; appartenant à cette caste sous-estimée de papys qui ont su enjamber la ravine du siècle et passer la flamme.