Incontournable Novembre 2021
"Scordatura", au nom bien mystérieux pour les profanes tels que moi en matière de musique, penche du côté "Horreur", avec en fond de trame les thèmes de la différence, du rejet et de la vengeance.
Sao Mai semble être ce genre de personne introvertie qui a plus de plaisir à être accompagnée par la musique que par ses semblables, mais paradoxalement, elle ne souhaite pas être rangée dans la catégorie des "Weirdo", comme Achille, un de ses camardes au style vestimentaire excentrique et amateurs de bouquins à saveur ésotérique. Ses parents n'étant pas très nantis, Sao Mai doit composer avec un vieux violon pour ses cours. D'ailleurs, elle est plutôt anxieuse avec ces derniers car sa professeur les mène dans l'axe de la composition, que la jeune fille n'est pas sure de pouvoir gérer. Mais en allant faire du ménage chez sa défunte grand-mère, Sao Mai découvre un violon d'une grande beauté et au son mélodieux, qui pourrait l'aider à prendre en confiance. Cependant, c'est tout l'inverse qui semble se produire. Hantée par une sorte d'Ombre, même ses paysages sereins qui se profilent dans son esprit quand elle joue deviennent des scènes macabres. De plus en plus dépassée, c'est Achille et ses dons de médium qui pourraient l'aider à comprendre ce qui lui arrive.
Il faudra patienter un certain temps avant de comprendre la problématique de base, c'est-à-dire le moment où l'on comprend qui est cette ombre maléfique qui semble tenir son pouvoir du violon noir. C'est à partir de là que ça devient passionnant. Au deux tiers du roman, on a le journal intime de la grand-mère de Sao Mai, Sandrine ( Littéralement, on a même la couverture et le dos du journal, entre les pages 163 et 194, vraiment cool!) qui est vraiment glaçant à lire. Franchement, un amour malsain qui tourne au harcèlement physique et psychologique, c'est terrifiant! Et je ne parle pas de toute la problématique autours du consentement. Bref! C'est ainsi que l'ont comprend que Bucky ( L'Ombre) est au cœur de la possession de Sao Mai. Le tout est de savoir comment on en vient à bout.
Je conçois que je divulgâche quelque peu le roman en parlant de Bucky, mais c'est là l'intérêt central. Autour de ce personnage s'articule deux enjeux: le rejet social à l'adolescence, dont est victime Bucky, mais en parallèle, le harcèlement dont est victime Sandrine. De part et d'autre, il y avait de gros enjeux. À mon avis, on aurait pu raccourcir un peu le début du roman pour traiter davantage de ce duo de personnages. Tout le problème de la communication, le fait que Sandrine n'a jamais parlé de ce qu'elle vivait, le fait qu'il est certes triste pour Bucky d'être rejeté, mais c'est quand même assez surprenant que personne n'ait questionné son côté à la limite du trouble narcissique et ses tendances meurtrières. Par contre, petite parenthèse, quand je vois le nombre de jeunes des États-Unis qui avaient ce profil de rejeté doublés de tendances sinistres, et qui ont fini par aller tirer des gens dans les écoles, ma foi, le personnage de Bucky n'est pas si irréaliste que ça, tout compte fait. Un petit lien à faire ici? Je pense qu'on aurait gagné à extrapoler sur le cas de Bucky et Sandrine.
J'ai peut-être été moins convaincu par Achille, ou même Prudence, assez fidèles à leur archétype de base: le "weirdo" qui porte des habillé bizarrement et qui lit des livres, c'est du déjà-vu. La blonde mesquine et autoritaire qui malmène les autres, c'est également assez cliché. Les auteurs jeunesse semblent réticents à sortir des caricatures, mais ce serait pourtant tellement plus intéressant! Même Sao Mai est assez typique: gênée, introvertie, peu confiante, elle incarne la jeune ado qui a du mal socialement, mais sans chercher à se démarquer, préférant juste évité l'étiquette "différente". Elle souffre aussi du fréquent "syndrome d'imposture" à plusieurs moments, qui illustre à la fois une certaine anxiété, une peur de l'échec et même un rejet du positif. Heureusement, elle fera du chemin et gagnera en confiance.
La thématique des émotions est également fortement présente. On traite des peurs, des mécanismes de défense comme la fuite ou le déni. On traite aussi du rejet, de la culpabilité, de la peur ( évidemment), mais aussi du surpassement de soi, du pardon et de la capacité à revoir son jugement. J'apprécie que ce roman ne soit pas juste un récit pour faire peur, mais également pour apprendre et comprendre. Ce sont des thèmes bien présents dans la vie des jeunes, je suis sure que beaucoup sauront reconnaître les enjeux en présence.
Dans le thème du harcèlement et du rejet, on a deux duos qui se font écho: celui de Sao Mai qui rejette Achille par peur d'être stigmatisée, et celui de Bucky rejeté par Sandrine [ qui se feront mutuellement du mal, tous les deux dans le tort, au final]. Toutefois, avec la dernière partie du journal de Sandrine, on perçoit la maturité qui a prit le dessus et la reconnaissance de certains torts. J'ai adoré cette partie, simplement parce que c'est trop rare de voir ce genre de fenêtre dans les livres jeunesse, cette idée qu'avec l'expérience et le temps, on peut faire évoluer nos a priori et même nos actions. Être adulte comporte aussi sa part de privilèges, on ne le souligne vraiment pas assez en jeunesse. Bref, il n'est jamais trop tard pour demander pardon et apprendre de ses erreurs. C'est un beau message.
Somme toute, ce fut une bonne lecture, bien frissonnante, avec la présence de l'ésotérisme, du violon noir maléfique et les visions terrifiantes. Dans le genre Horreur, ça rend bien. On a peu de romans sur le thème de la musique également, alors c'est agréable d'en avoir un de plus sur les tablettes. L'écriture était efficace et d'un bon niveau pour ce groupe d'âge. Le tout est appuyé d'images elles aussi angoissantes, en noir et blanc, avec beaucoup de jeux de lumières et d'ombre, histoire de bien servir son sujet.
"Scordatura" "est une manière d'accorder les instruments à cordes (violon, violoncelle, viole, luth, guitare, viole d'amour, etc.) qui s'écarte de l'accord usuel"(Wikipédia). Mais j'ajoute que cela peut référer, à un autre niveau, à la différence, une "autre façon d'être", en parlant des personnages d'Achille, Bucky et Sao Mai.
Une autre belle trouvaille que l'on doit à la sympathique maison du poulpe! Et quelle couverture! De plus vous trouverez une bande-son venant avec le roman, en format Code QR ou en suivant le lien présenté.
Un bon roman pour les amateurs de frissons à partir de 10 ans. C'est donc pour le lectorat du troisième cycle primaire, 10-12 ans.