Six nouvelles voix d'Afrique pour dire les drames intimes, les espoirs et les barrières à l'exil.

Heureuse initiative des éditions Zulma (2014) pour faire connaître la jeune génération d’écrivains anglophones d’Afrique, ce recueil rassemble six nouvelles distinguées par le Caine Prize, qui récompense depuis 2000 la meilleure nouvelle écrite en anglais d’un jeune auteur africain, traduites par Sika Fakambi, traductrice également remarquable de «Notre quelque part» de Nii Ayikwei Parkes.


Révélant une réalité terrible, à la lisière des cauchemars et du fantastique, «Hunter Emmanuel» de la Sud-Africaine Constance Myburgh suit l’enquête non officielle d’un ancien policier embauché comme bûcheron qui découvre une jambe de femme au sommet d’un arbre, et qui ne ressortira pas indemne de cette enquête qui va le rapprocher dangereusement de l’horreur indicible, tandis que «Jours de baston» de l’écrivain de Sierra Leone Olufemi Terry évoque les combats de rue des enfants, rappelant le très impressionnant «Corps à l’écart» de Elisabetta Bucciarelli.


Plus porteurs d’espoir ou ironiques, tout en évoquant les difficultés de l’exil ; «America» de la Nigériane Chinelo Okparanta dévoile peu à peu, au cours du trajet en bus de Port Harcourt vers Lagos, l’histoire intime et la persévérance d’une jeune enseignante qui rêve d’émigrer en Amérique, ainsi que la dureté de son pays et ses tabous ; et «Miracle», de l’américain d’origine nigériane Tope Folarin, raconté par la voix d’un enfant de la diaspora, qui se déroule au Texas, au cours d’une messe où les fidèles de la communauté nigériane sont rassemblés pour assister à la harangue et aux miracles d’un pasteur aveugle. La croyance dans les miracles religieux est ici la prospérité accomplie avec l’exil américain, miracle qui, comme on s’en doute, ne s’accomplit pas toujours.


Mes deux nouvelles préférées dans ce recueil : La Zimbabwéenne NoViolet Bulawayo crée un choc bouleversant dans «Snapshots», avec la trajectoire dramatique d’une petite fille des quartiers pauvres de Harare, vendant des œufs dans la rue à l'adolescence pour survivre, une peinture vivide et indélébile de la misère et du sort des femmes, sur fond de crise économique et d’inflation galopante, et de tentatives d’émigration vers une Afrique du Sud incertaine et dangereuse.


«Un matin ta mère plonge la main dans le soutif qu’elle a quémandé à sa sœur Noma trois ans plus tôt, et elle en sort un billet de vingt. Elle cache toujours son argent dans son soutif pour que ton retraité de père n’aille pas mettre la main dessus pour t’envoyer à la boutique lui acheter deux paquets de cigarettes Kingsgate et ensuite empester le tabac toute la sainte journée (il fume trop). Ta mère te donne un billet de vingt et un sac plastique de TM Hyper et te dit, Toi, va voir Maplanka et achète-moi un-pain-blanc-et-demi-avec-une-pinte-de-chimombe.
Tu enfiles vite fait tes pata-patas jaunes (qui depuis un moment sont un peu lâches parce que ton père s’acharne quelquefois à y enfoncer ses grands pieds) et tu traces ta route pata-pata jusqu’à la boutique de Maplanka. Il te faut à peu près onze minutes, sept si on te dit de te grouiller d’un ton qui rigole pas, et seulement cinq et demi si c’est ta mère qui t’envoie.»
(Snapshots)


Et enfin, concluant cet opus, «La république de Bombay» du Nigérian Rotimi Babatunde forme une critique acérée du colonialisme sur un mode tragicomique, au travers de l’histoire du Sergent de couleur dit Bombay, enrôlé pour combattre Hitler et les japonais pendant la seconde guerre mondiale sur un front oublié en Asie du Sud-Est, et qui, ayant découvert au front une nouvelle vision du monde - les stéréotypes envers les africains et la vulnérabilité des Blancs qui se présentaient comme invincibles -, proclame à son retour au pays un état indépendant dans une ancienne prison dominant la ville.


«Le Chef de District était un homme blanc toujours vêtu d’une impressionnante veste blanche et l’agent de Police Indigène un homme noir qui saluait l’homme blanc à chacun de ses passages. Ainsi allait le monde et il n’y avait aucune raison de penser qu’il en irait un jour autrement. Mais la guerre survint et les bombes se mirent à pleuvoir, et toutes les choses du monde volèrent en éclats, s’extirpant de leurs boîtes individuelles pour se mêler les unes aux autres dans une pagaille sans nom. Soudain, tout devint possible.» (La république de Bombay)


Retrouvez cette note de lecture, et toutes celles de Charybde 2 et 7 sur leur blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/06/27/note-de-lecture-snapshots-nouvelles-voix-du-caine-prize-collectif/

MarianneL
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 27 juin 2015

Critique lue 117 fois

2 j'aime

MarianneL

Écrit par

Critique lue 117 fois

2

Du même critique

La Culture du narcissisme
MarianneL
8

Critique de La Culture du narcissisme par MarianneL

Publié initialement en 1979, cet essai passionnant de Christopher Lasch n’est pas du tout une analyse de plus de l’égocentrisme ou de l’égoïsme, mais une étude de la façon dont l’évolution de la...

le 29 déc. 2013

36 j'aime

4

La Fin de l'homme rouge
MarianneL
9

Illusions et désenchantement : L'exil intérieur des Russes après la chute de l'Union Soviétique.

«Quand Gorbatchev est arrivé au pouvoir, nous étions tous fous de joie. On vivait dans des rêves, des illusions. On vidait nos cœurs dans nos cuisines. On voulait une nouvelle Russie… Au bout de...

le 7 déc. 2013

35 j'aime

Culture de masse ou culture populaire ?
MarianneL
8

Un essai court et nécessaire d’un observateur particulièrement lucide des évolutions du capitalisme

«Aujourd’hui il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous...

le 24 mai 2013

32 j'aime

4