Sodoma est à la fois un très bon livre et un très mauvais. Il est indispensable, il doit être lu, mais il doit être lu avec un œil critique.


Le point de départ du livre est un constat étonné : les homosexuels sont très nombreux au Vatican. Frédéric Martel (lui-même ouvertement gay) cherche à comprendre les causes et les conséquences de ce phénomène. La première qualité de ce livre est donc d'exister. Que beaucoup de catholiques soient homosexuels, c'est quelque chose que tous les catholiques attentifs savent depuis longtemps, mais il y a un certain tabou sur la question, que ce livre a brisé, et on ne peut que remercier Martel d'avoir libéré la parole à ce sujet. La seconde qualité du livre est d'être très bien écrit, il se lit comme un roman. Il est très bien documenté, et nous révèle beaucoup d'aspects de la vie vaticane que la plupart des gens ignorent sans doute. Pour tout le reste je suis, malheureusement, beaucoup plus dubitatif.


Commençons par l'explication apportée par Frédéric Martel. Selon lui, lorsqu'un jeune homosexuel grandit dans une société traditionnelle, il lui faut trouver comment ne pas se marier et ne pas avoir d'enfant, et entrer dans les ordres est le moyen le plus efficace d'atteindre cet objectif. Cette explication est plutôt convaincante, et je ne doute pas que pour beaucoup d'homosexuels des années 40 et 50 les choses se sont effectivement passées de cette manière. Mais elle ne peut en aucun cas être considérée comme la seule explication. C'est le gros problème avec les livres pionniers : ils ouvrent une voie, mais ils ne perçoivent leur sujet que de manière partielle.


Voici donc déjà plusieurs questions que l'on aurait aimé voir abordées dans ce livre (qui est pourtant gros et répétitif). Il aurait fallu parler de l'hypothèse psychologique : on sait qu'il existe une corrélation assez forte entre homosexualité et schizophrénie, or il n'est pas exclu que la foi en Dieu soit une forme de schizophrénie. Il aurait fallu comparer avec d'autres religions : y a t-il autant d'homosexuels chez les luthériens, les musulmans, les bouddhistes ? Il aurait fallu noter que la proportion d'homosexuels semble élevée chez tous les catholiques, et pas seulement chez ceux qui ont fait vœu de célibat ! Frédéric Martel n'aborde pas non plus la question de la bisexualité, alors que les bisexuels eux aussi semblent sur-représentés chez les catholiques (et, la plupart du temps, les cathos bisexuels sont mariés et ont des enfants).


Enfin, on aurait aimé qu'il développe la théorie et l'historique du vœu de chasteté, concept rarement compris par les non-chrétiens, qui ignorent par exemple la distinction entre chasteté, continence et abstinence, le fait que les prêtres ne font pas de vœux (contrairement, par exemple, aux moines), ou encore que le non-mariage des prêtres a été instauré pour éviter la mise en place de dynasties ecclésiastiques – ce dernier point impliquant que dans les faits tout le monde se contrefiche que les curés aient une descendance tant qu'il ne s'agit pas d'une descendance légitime.


Mais c'est lorsqu'il aborde les conséquences du phénomène que le livre devient franchement partial. Dans l'introduction de Sodoma, Frédéric Martel nous explique qu'il l'a écrit dans un esprit de neutralité journalistique, mais la suite nous démontre le contraire, ce livre est un pamphlet politique (ce qui n'est pas un problème en soi, j'apprécie lire des pamphlets politiques, à condition que ce soit assumé par l'auteur) qui établit clairement un objectif (éradiquer le conservatisme) et une méthode pour l'atteindre (inciter les homosexuels à faire leur coming out). Sa théorie est la suivante : les homosexuels catholiques sont pris dans un conflit psychologique qui les amène à défendre des opinions politiques conservatrices. Ainsi, la frange la plus conservatrice du Vatican serait composée pour l'essentiel d'homosexuels honteux, qui défendraient de tels discours afin de cacher leur vie sexuelle secrète. Là encore, ce qu'il postule a sans doute une certaine réalité, mais mérite au minimum d'être complété.


On peut tout d'abord se poser des questions sur les chiffres. Si on considère qu'environ 70 % des personnes vivant au Vatican sont homosexuelles, et que les exemples cités par Martel sont tous des représentants des 5 ou 10 % les plus réactionnaires de cette institution, sa théorie semble hasardeuse. On aurait aimé que le livre aborde une période historique plus large : la théorie de Martel tient-elle encore la route si on observe, par exemple, l'Église du XIXe siècle ? Et si les opinions conservatrices de beaucoup d'évêques s'expliquaient tout simplement par le fait qu'ils sont vieux, indépendamment de leur sexualité ?


Rappelons également que psychologiser les opinions de ses adversaires politiques n'est pas une pratique de très bon goût. Beaucoup de conservateurs ont des explications parfaitement rationnelles à leurs opinions, en tout cas autant que celles des progressistes. Constatons que Martel range sous l'étiquette "réactionnaire" des opinions qui sont défendues par un très large spectre politique de personnes, y compris par des personnes ouvertement homosexuelles, assumant leur sexualité, et votant à gauche. Mais la plus grosse faiblesse de ce livre est qu'il semble défendre l'idée qu'être un "homosexuel honteux" rendrait raciste et anti-communiste, ce qui me semble tout de même être une hypothèse très spéculative.


Pour terminer, une lacune inacceptable de Sodoma est de ne parler à aucun moment de l'association "David et Jonathan", créée en 1972 et regroupant les homosexuels catholiques français (et qui défend un point de vue progressiste).

acbehar
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le 11 janv. 2021

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