Dans la foule des premiers romans, foule habituelle à chaque rentrée littéraire, se niche cette fois celui d’Abel Quentin, Sœur publié aux éditions de l’Observatoire. L’histoire : la radicalisation d’une jeune fille de la France périphérique. Peut-on faire plus actuel et plus casse-gueule ? Assurément non. Peut-on faire meilleur roman par les temps qui courent ? Vous allez voir…
La bande-annonce
Adolescente revêche et introvertie, Jenny Marchand traîne son ennui entre les allées blafardes de l’hypermarché de Sucy-en-Loire, sur les trottoirs fleuris des lotissements proprets, jusqu’aux couloirs du lycée Henri-Matisse. Dans le huis-clos du pavillon familial, entre les quatre murs de sa chambre saturés de posters d’Harry Potter, la vie se consume en silence et l’horizon ressemble à une impasse.
La fielleuse Chafia, elle, se rêve martyre et s’apprête à semer le chaos dans les rues de la capitale, tandis qu’à l’Élysée, le président Saint-Maxens vit ses dernières semaines au pouvoir, figure honnie d’un système politique épuisé.
Lorsque la haine de soi nourrit la haine des autres, les plus chétives existences peuvent déchaîner une violence insoupçonnée.
L’avis de Lettres it be
Il y a Jenny Marchand et ses parents, il y a Chafia l’irrattrapable lancée sur le chemin du chaos, il y a le président Saint-Maxens livré à une élection présidentielle déjà arrachée par un abrupt candidat, puis il y a J.K. Rowling et Harry Potter comme berceau d’une génération qui cherche sa baguette magique… Et enfin il y a Daech, le terrorisme, ses lions silencieux en cage et la guerre qui ne dit pas son nom sur notre sol. Il y a presque tout ce qui fait notre réel, notre vie de tous les jours dans le premier roman d’Abel Quentin, Sœur.
« Être Pauline, faux ongles et vraie coquine, Barbie pionnière et défricheuse, qui taille les premières pipes du préau avec l’abnégation d’un missionnaire administrant les premiers vaccins. »
« Le soir, ce sont des séances de lecture solitaire, entre quatre murs saturés de posters. Harry Potter y fraye avec ses amis Ron Weasley et Hermione Granger, sous le chaperonnage inquiet de sir Albus Dumbledore, directeur de l’école de sorcellerie et ennemi juré du sinistre Voldemort. Leurs combats épiques étouffent le bruit de ses sanglots. Elle regarde les autres rouler leurs premières pelles au bal du 13 juillet. On l’y invite rarement, elle la trouble-fête perpétuellement dégrisée – mais dégrisée d’aucune fête. Son regard, trop dur, est celui d’une petite vieille. »
On voulait tout noter. On voulait tout vous dire sur ce roman. Pour être clair, c’est un livre immense, qui frappe fort, qui tire juste, qui joue la carte cachée du génie précoce. Tous les ingrédients sont réunis et ajustés au millimètre. La musicalité de la langue, la justesse des propos, la hauteur de vue suffisante, ce rapport exact entre fiction et réalité… Il aurait été facile pour Abel Quentin de sombrer avec la plume de celui qui raconte et explique tout à la fois, présente un temps et des gens avec l’aisance excessive de celui qui sait tout. Nous ne sommes pas là chez Nicolas Mathieu et Leurs enfants après eux où la certitude d’écrire bien l’emportait sur l’importance de raconter bien. Abel Quentin est bien au-delà. Et touche la cible à chaque fois, jusque dans les aberrations politiques modernes trop modernes.
« Le musée du Sang versé pour la patrie est un rêve. Karawicz a imaginé une gigantesque agora, où les élèves de toute la France assisteraient à des shows pyrotechniques retraçant les jeunes années du général de Gaulle, sur fond de Lully et de Jean-Michel Jarre, au pied d’un gigantesque terril conique qui dresse son mamelon schisteux à Harnes, près de Lens. L’idée originelle était de faire d’une pierre deux coupes : enseigner l’amour du drapeau aux jeunes nordistes de plus en plus séduits par l’islam radical, tout en refilant un coup de peps à une région sinistrée. Le président a signé immédiatement, gagné d’emblée par cette vision crépusculaire d’un nichon incandescent, au milieu des anciennes maisons de corons. »
L’année dernière, Lettres it be avait mis tous ses jetons sur le premier roman d’Inès Bayard, Le malheur du bas (Albin Michel). Un roman immense, articulé autour de la thématique du viol dans notre pays et autour de la question de la responsabilité du silence et de l’inaction. Un roman drapé dans son époque, d’une effroyable justesse jusque dans la moindre virgule. On avait alors prédit le meilleur pour ce roman finalement passé dans l’ombre. Peu importe, c’était un grand livre et Sœur est de cette trempe, il est fait du même bois. Saisissant.
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