Un narrateur anonyme raconte comment il a fait la connaissance d’un certain M. T. (et pas Mr. T…) puis lui a rendu visite dans son château. Or, M. T. (1838) se place entre les docteurs Frankenstein (1818) et Moreau (1896) : il compte améliorer l’humanité (tiens, tiens…) en injectant directement, via des tuyaux (en grec solênos), différentes substances chimiques dans le crâne de ses cobayes, dont il modifie allègrement le cerveau (tiens, tiens bis…).
Nouvelle assez étrange que cette Solênopédie ou Révélation d’un nouveau système d’éducation phrénologique pour l’homme et les animaux (c’est le titre complet), publiée sous pseudonyme par le futur grand-père des fondateurs de Michelin… On le voit, d’ailleurs, que l’auteur était un industriel, un homme pratique : son style est celui d’un lettré de son époque, pas celui d’un écrivain que concerne la recherche du mot juste ou de la tournure idéale.
Concrètement, ça donne des passages comme celui-ci : « Je voyais des animaux criblés de blessures saignantes, se battant entre eux avec les tuyaux qu’ils avaient dans la tête, comme les taureaux avec leurs cornes ; je voyais des enfants dont le crâne était fendu, et dont la cervelle paraissait à nu ; M. T. prenait cette cervelle, la coupait par morceaux, pesait les morceaux dans une balance, m’expliquait en ricanant ce qu’il faisait, et, mêlant ces cervelles à celles des animaux, les remettait pêle-mêle dans les crânes entrouverts. J’entendais les plaintes de tous ces enfants, et les hurlements de tous ces animaux » (p. 65-66).
Mais on a déjà compris que le style n’est pas l’enjeu principal de la Solênopédie. Parce que M. T. n’est pas qu’un de ces savants fous qui se prennent pour Dieu et qui abonderont dans la littérature de science-fiction et d’anticipation à venir : « Je dis mon peuple, ajouta-t-il en souriant, non parce que je le gouverne et qu’il m’obéit, mais parce que je puis, à bon droit, me regarder comme son créateur et son père » (p. 41). C’est aussi un tortionnaire sûr de son droit : « je ne suis donc pas leur bourreau, je suis leur bienfaiteur » (p. 43), dit-il de ses sujets.


Est-il le premier tortionnaire sûr de son droit dans l’histoire de la littérature ? Il n’est en tout cas ni le dernier, ni le moins réussi. La figure est plus riche que celle du savant en blouse blanche qui se frotte les mains avec un rire sardonique. La mise en relation avec des scientifiques bien réels des deux siècles qui suivront vient naturellement.
Elle implique d’une part de reconnaître qu’il y a, fondamentalement, un désir de violence dans le fait de chercher à modifier l’humanité ; d’autre part d’envisager que tous les médecins soucieux de pureté, et dont Mengele aurait pu être le nom, étaient, eux aussi, sûrs d’œuvrer pour le bien de l’humanité. Cela donne à la Solênopédie un peu plus que le statut de fable gentillette, de texte qui aurait visé juste par anticipation, sans trop le vouloir.
Car au-delà d’une incongruité qui finalement traduit assez bien le dégoût de la vie qui caractérise le transhumanisme (M. T. considère qu’un individu peut être amélioré sans voir, parler ni entendre, p. 49), il y a dans l’argumentation du scientifique quelques points dérangeants. Le plus gênant n’est pas l’idée que le progrès justifie la souffrance – « si j’étais sur la voie de quelque découverte importante, et qu’il me parût nécessaire de porter le scalpel dans le cœur d’un homme ou d’un enfant, de déchirer ses chairs vivantes, et de disséquer ses membres palpitants, croyez-vous que j’hésiterais ? » (p. 43).
Il y a aussi cet argument que M. T. veut imparable, et qui semble l’être aux yeux du narrateur : « “Eh quoi ! il sera permis à un conquérant de conduire cinq cent mille hommes sur un champ de bataille, de déchirer avec la mitraille ce corps immense qu’on appelle une armée, de le disséquer avec le sabre et la baïonnette, d’éteindre en un jour cent mille vies, et tout cela pour satisfaire une misérable et brutale ambition : et l’on oserait traiter de barbare le savant qui donnera la mort à un individu, dans un intérêt non pas d’ambition, mais de science ; non pas pour le plaisir de détruire, mais pour celui de soulager ses semblables, et de reculer les bornes de cette noble intelligence humaine qui nous approche de la divinité !” / Son exaltation fut contagieuse pour moi » (p. 43).
Le dernier point pose encore plus problème – aussi parce qu’il dissimule à peine la violence sociale qui se trouve au cœur de ce progrès-là – : « vous m’accusez de faire souffrir ces enfants ; dites-moi ce qu’ils seraient devenus si je ne les avais pas achetés ! » (p. 44), dit M. T. au narrateur.


P. S. – Les numéros de pages de cette critique se réfèrent à la récente réédition publiée chez Jérôme Millon, dont je m’attendais assez peu à trouver un ouvrage au rayon « SF » de ma librairie… La postface est intéressante. Le texte lui-même peut aussi être lu en ligne ici.

Alcofribas
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le 15 juil. 2020

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