Somaland
7.7
Somaland

livre de Eric Chauvier (2012)

L'anthropologue, le risque et powerpoint

Somaland est ce que "as if mangement" de Michel Feynie aurait du être : au-delà du constat et de la formalisation d'une intuition que tout un chacun peut avoir (chez Feynie que le monde du travail se dégrade depuis une vingtaine d'année en France sur l'impulsion des techniques de management étasuniennes), il décrit l'absurde de la situation de Somaland. Je rapproche les deux ouvrages et les deux auteurs car ils s'attaquent à deux problématiques contemporaines (avec des points communs autour du langage) par le biais de l'entretien, et que chose curieuse ils sont tous les deux basés à Bordeaux.

L'action se déroule dans cette ville générique (ou plutôt anonymisée) mais au combien représentative de situations que l'on peut rencontrer dans toute agglomération d'une certaine taille (il suffit d'une zone industrielle avec un site SEVESO), Somaland est confrontée à une situation de risque industrielle, indémerdable car mettant en jeu trop d'intérêts contradictoires entre les industriels, les collectivités locales, les associations... le tout sur fond de catastrophe AZF.
L'auteur montre aussi à travers les entretiens et les réunions les positions intenables de ces différentes parties qui ne s'accordent finalement que sur un point, évacuer de tout le processus de discussion (pour vain qu'il soit) les habitants du "quartier sensible", disqualifiés par les "incidents" qui émaillent l'histoire de la ville, et en particulier un incendie survenu 3 ans plus tôt.
Mais le constat terrifiant quoique peut-être convenu (mais terrifiant quand même) de cette grande impasse démocratique via des comités, des réunions, des expertises (ce que l'auteur est en train de produire d'ailleurs), des études dont on voit qu'au final, tant que tout se joue à un niveau consultatif il est illusoire d’espérer quoi que ce soit, n'est qu'une des composantes du livre.

La seconde et peut être la plus intéressante, qui est d'après ce que j'ai compris un élément essentiel dans les thématiques de recherche d'Eric Chauvier ( dont je n'ai pas lu d'autres productions pour l'instant, mais ça ne saurait tarder) consiste en l'analyse des déviances de langage des différents interlocuteurs. Cet emploi permanent de termes vides de sens, qui donnent une couleur au discours, et qui sont décrit comme une pensée "powerpoint" par l'auteur.
Pour résumer, des idées fortes (ou qui paraissent fortes), une tendance naturelle pour le slogan et les arguties des politiques. Le tout doit "s'imprimer dans la rétine" et être ingéré par l'interlocuteur/spectateur (la perfection dans le genre se trouve à la fin du livre) afin qu'il puisse vomir à son tour le discours vide de sens sans même se rendre compte de ce qu'il fait.

Je bosse dans une grande entreprise et je peux vous affirmer qu'aujourd'hui, tant sur la forme que sur le fond nous en sommes bien à ce stade de nullité. Je peux vous confirmer également que cela a tendance à bien fonctionner auprès des interlocuteurs/spectateurs.
Quoi qu'il arrive, et quel que soit le degré de compétence de l'intervenant, le powerpoint (et donc son dérivé langagier) est un simplificateur. Or, une idée, deux idées, un propos entier, censé, ne mérite pas d'être simplifié à ce point. Le format pousse à la bêtise du propos, et organise par la même le discours y compris quand il est libéré du support, instillant par réflexe une sensation (vert -> espoir, rouge ->danger...) et noyant le sens sous un vocabulaire logorrhéique (vivre-ensemble, citoyen, mixité, idéal-responsable, concept opérationnel...) couvrant la vacuité (voire l'absence) de la réflexion

Le livre s'ouvre sur une citation du grand Roland Barthes : "La langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire ; c'est d'obliger à dire".
Dans le même ordre d'idée et même si il ne fait pas partie de la bibliographie du bouquin, j'ajouterais la fameuse "Lingua Quintae Reipublicae" d'Eric Hazan, sujet d'un ouvrage qui pour partisan qu'il soit n'en est pas moins extrêmement intéressant sur le caractère intrinsèquement non performatif de cette langue : le monde institutionnel (politique, médiatique, industriel...) n'a peut-être jamais autant "parlé pour ne rien dire".

Enfin, l'anthropologue Chauvier, une fois conscient que chacun des intervenants vit et véhicule sa propre fiction (y compris Yacine G. le témoin du quartier sensible qui a son propre ressenti), son propre fantasme de la situation dans laquelle est Somaland, et que malheureusement la vérité ne peut se trouver à la conjonction de ces fantasmes ; il finit par démontrer la difficulté de communiquer lui-même en tant qu'expert avec les différentes parties lors d'une réunion, tant son langage et les concepts qu'il emploie sont déconnectés en ce lieu (les silences décrits sont parlants).

Entre le powerpointisme (vraiment ?!) d'un expert ou de la maire, la réthorique de bas-étage de l'industriel, l'énervement sincère mais improductif car trop libérateur et donc assez peu porteur de sens d'un élu local, voire l'indignation d'un écologiste concernant une espèce inconnue sur le point de disparaitre, l'anthropologue ne trouve pas sa place.
Ce constat de profond échec est renforcé par l'absence de retour vers Yacine G. qui voyait dans l'auteur un théoricien et un porte-parole et qui, en creux met en avant les vicissitudes de l'anthropologue, qui décrit le mal et l'analyse finement, mais se retrouve dans une position impossible à tenir quand il est confronté au réel en tant qu'acteur.

C'est un excellent bouquin, qui mérite d'être lu, relu et conseillé :)
CorwinD
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le 5 nov. 2013

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