Je fais cette critique avec dix mois de retard (cette année 2021 n'a pas été propice à une activité régulière sur SC). Il n'empêche qu'à mon sens, ce livre est important pour chacun de nous. Car au fonds, nous connaissons les images et l'émotion qui nous a envahie, mais il faut tenter de comprendre ce qui s'est passé, de se confronter aux faits.


Pourquoi ? Parce que le Bataclan reste un impensé. Et je suis persuadé que si une partie de la population se montre de plus en plus accommodante avec le registre de l'extrême-droite, c'est parce qu'on n'a pas assez parlé du Bataclan. On est passé à autre chose, mais cette attaque dirigée contre notre mode de vie, nous l'avons encore en nous.


Ce livre a été coécrit par trois amis : Charles Nadaud, enseignant d'Histoire, qui était au concert des Eagles of Death Metal et s'en est tiré en se réfugiant, avec d'autres, dans un faux plafond ; Anne-Clémentine Larroque, chercheuse qui a le mérite de parler de l'islamisme avec un certain recul ; Jean-Baptiste Guégan, qui a piloté le projet.


L'ouvrage se décompose en trois parties : le récit de Charles ; une mise en contexte historique ; une troisième partie, plus prospective, sur les conséquences à long terme du Bataclan (un peu plus faible peut-être). La première partie est accompagnée d'une série de captures d'écran de messages envoyés par Charles pendant les événements, de schéma sur l'organisation interne du Bataclan, le déploiement des secours etc... Dans les parties suivantes on trouve également des cartes géopolitiques, des tableaux etc...


Je vais revenir sur les différentes parties


Partie 1 - Mon récit du Bataclan
Charles Nadaud raconte à la première personne sa soirée. De temps en temps, Jean-Baptiste Guégan pose des questions.
L'avant-concert, légèrement alcoolisé, a une ambiance concert de rock entre quadras. Ce qui le sauve, c'est d'avoir une place sur le balcon. La première manifestation de l'attentat, ce sont des bruits de pétard secs, avec ce moment de doute entre la première et la deuxième salve. Ils rampent jusqu'à l'extrémité opposée aux explosions, au-dessus de la scène. Son esprit est vide, avec des afflux intenses. Dans un état de dissociation. Un vigile les empêche de tenter de descendre. Ils ouvrent un local de service et trouvent un passage vers les faux plafonds. Derrière eux, ils ferment car il n'y a plus de place.
Vient ensuite l'attente. Charles avertit sa femme, qui n'avait pas réalisé qu'il était au Bataclan. Il la console. Il appelle un proche, et l'avertit que BFM ne doit pas révéler leur cachette. Le standard de police, en revanche, est saturé. Les rafales s'espacent, on entend les assaillants hurler sur les otages. Et les sirènes à l'extérieur. D'autres personnes ont réussi à ouvrir un vasistas et passer par le toît. A 22 h 30, une grenade explose. C. reçoit bcp de textos, ce qui aide à passer le temps. Un ami, Guillaume, supporte mal l'attente et il faut l'empêcher d'aller intervenir en bas. 3 h 30 à attendre, en entendant des cris et des bruits d'agonie. Il chantonne une chanson d'AC/DC pour garder le moral. Vers minuit et demi, une déflagration au fonds de la salle : les forces d'intervention ont fait sauter un mur. Des balles fusent, c'est l'assaut. Mais la délivrance n'a lieu qu'une heure après, une fois que tout est sécurisé. L'échange entre les policiers qui braquent par sécurité les otages et ces derniers est assez cotonneux, chacun se méfiant. On les fait sortir un par un, mains en l'air. Ils se tiennent par l'épaule, à la queue-leu-leu, en regardant leurs pieds, mais voient quand même des fragments de boucherie dans la pénombre. Odeur âcre, poudre et sang.


Les survivants, en pilotage automatique, sont regroupés au Baromètre, bar devenu centrale improvisée. Guillaume n'y retrouve aucune des sept personnes avec lesquelles il est venu. Il finit par trouver son amie. Il faut rester au bar en attendant d'être interrogé. Un survivant au centre de l'action, Sébastien, explique que la BRI a réussi un exploit, comme de tirer à travers une porte avec un viseur thermique sur un djihadiste qui utilisait un bouclier humain. On propose à C. une cellule psychologique mais il veut juste rentrer chez lui. Il craquera seulement deux jours plus tard face à la pshychiatre qui lui demandera "comment ça va". Après leur avoir dit qu'ils pouvaient partir, on les regroupe finalement à la salle des mariages du XIIe arrondissement. Retour en taxi, avec un chauffeur maghrébin et musulman qui tient un discours de paix.
De retour, il rassure les amis via les réseaux. Plus tard, il doit refaire une déposition quai des Orfèvres. En revanche, C. ne se considère pas comme une victime. Il efface sa correspondance SMS de la soirée. Il a trois semaines d'arrêt, puis demande à rependre à mi-temps. Il revient mais s'effondre rapidement. L'impression d'avoir trop parlé. Besoin d'intellectualiser l'événement. C. ressent un besoin mémoriel, comme pour combler son inutilité dans la soirée. Il donne des interviews. Avec l'idée d'éviter une guerre civile, ce que cherchent les djihadistes. Il rejoint des groupes de survivants : "Life for Paris", puis en sort car il n'en aime pas la complaisance. La dépression a pu revenir quand sont survenus d'autres attentats : Bruxelles, Nice. Avec une hypersensibilité au bruit et une hypervigilance. Déception car le Bataclan l'a empêché d'aller à un oral d'admissibilité. Déception que la gestion des victimes d'attentat n'ait pas d'organe officiel, mais des ONG (FENVAC, PAV). Bizarrement, le Bataclan a apporté à C. une certaine paix et un relativisme vis-à-vis de la politique.


Partie 2 - Analyse - Comprendre le Bataclan : origines, contexte et enjeux.
Pourquoi la France est-elle la cible privilégiée du terrorisme islamique ? Cette partie fait des distinctions intelligentes et salutaires pour remettre le Bataclan dans son contexte, bref, ce que n'ont jamais fait les médias. Le but des djihadistes est d'obtenir un amalgame avec l'Oumma pour pousser celle-ci vers un islam radical. Le Bataclan est un attentat de Daesh. A la différence des attentats de Charlie commis par Al Qaïda (AQ) qui étaient symboliques, ils visent un mode de vie en cherchant à tuer un maximum sans discrimination. Mais la mention aux "croisés" rappelle qu'ils sont une réaction aux frappes françaises en Syrie et en Irak, qui ont commencé en septembre 2014. Retour sur la notion de djihad, qui a une connotation défensive au départ, et que Daesh et AQ utilisent des sourates tronquées. Rappels chronologiques : la ligne Sykes-Picot, la révolution iranienne, le takfirisme développé par le Pakistanais Mauluna Maududi et l'Egyptien Sayyid Qutb, la genèse de l'esprit moudjahidine pendant l'invasion soviétique de l'Afghanistan. Naissance d'AQ au Pakistan sous la direction d'Abdullah Youssouf Azzam en 1987, et passage à un terrorisme "glocal" : le GSPC algérien se franchise pour devenir AQMI, et bien sûr 11 septembre 2001. De l'AQI (AQ en Irak) se détache l'EI sous la direction d'Al-Zarqaoui, auquel succède Al-Baghadi, qui proclame le 24 juin 2014 le califat. A la différence d'AQ, l'EI recrute en masse, développe un marketing numérique, et encourage des passages à l'acte sans même être venu s'entraîner sur zone. Ses vidéos sont relayées par l'agence Al-Furqan Media Production et alimentées par une sorte d'agence de presse. Contrairement à AQ, l'EI vise aussi les chiites. Le discours est binaire (la doctrine ne peut être remise en cause) et eschatologique. Leurs textes de base sont L'appel à la résistance mondiale d'Al-Suri et la Gestion de la barbarie d'Abou Bakr Naji.
Ce n'est pas la première vague d'attentats islamistes en France : Khaled Kelkal et le GIA en avaient organisé de nombreux en 1994-96. Son parcours est semblable à celui de djihadistes actuels : intégration imparfaite, exclusion, délinquance, réislamisation en prison, recrutement. Dans les années 1980, la communauté musulmane se sédentarise en France. Les Frères Musulmans (FM) ou le Milli Görüs turc tentent de structurer cette communauté et montent des associations comme l'UOIF ou la FNMF. Pas la base, des courants islamistes comme le Tabligh se développent en profitant d'un sentiment d'abandon des banlieues dans les années 1980. Un phénomène de génération fait que les jeunes cherchent un islam plus fermé et littéraliste, encouragé par Tariq Ramadan. Il manque un conseil unifié et légitime, malgré les tentatives de CFCM de Sarkozy, et seuls 4% des imams présents sont français. A.C.-L. qualifie ces jeunes désorientés en quête d'identité de "mutants", sans bien développer. Les émeutes de 2005 sont un incubateur. Les 1ers camps se situent au Yemen et au Pakistan, mais après 2011, la Syrie (le Sham) prend un rôle central. Des circuits de recrutement locaux s'implantent dans des quartiers de grandes métropoles : il n'y a pas de loups solitaires, on trouve une logistique derrière les djihadistes. Récemment les recrutements ont touché des mineurs, on cible souvent des personnes instables. On prend un nom de guerre, qui confère une nouvelle identité. Les femmes recrutées ont souvent une fascination pour la vie monacale.
Pour lutter, l'Etat a augmenté le budget antiterroriste. Des plateformes de déradicalisation, un numéro vert... Le Parquet a créé un groupe d'experts, Urvoas un Conseil Scientifique de lutte contre la radicalisation, on expérimente des programmes de déradicalisation dans les prisons. Des profils de djihadistes ont été identifiés. A.-C.L. est favorable à leur isolement. Elle évoque aussi l'école comme champ de bataille (pitié), signalant quelques références. Nécessité d'une éducation aux religions. Régulation des réseaux sociaux.
Retour sur l'islamisme, qui est un mot occidental pour désigner la montée de l'idéologie politico-religieuse depuis les années 1920. L'islam a clairement une origine guerrière, mais qu'il ne faut pas assimiler trop vite au djihadisme actuel. Il faut être conscient de la fitna (discordance dans l'islam), notamment entre chiites et sunnites. Rappel sur l'aspect plus hiérarchisé de l'imamat chiite. Rappel sur les quatre écoles sunnites d'interprétation coranique : les hanbalites ultrarigoristes (qui inspirent les djihadistes) n'y sont pas la majorité. Rappel des nuances subtiles entre wahhabites et salafistes se réclamant de Jamal al-Din, dit Al-Afghani et Muhammad Abduh. Ces deux mouvements se sont renforcés dans la lutte contre les mandats occidentaux. Codification du salafisme avec les FM d'Hassan el-Banna. Troisième âge du salafisme avec Qutb. Effervescence après les interventions américaines.


Partie 3 - Mise en perspective - discussions croisées et désirs d'avancer.


Sur le rôle de l'Etat : Il y a eu une sous-estimation du danger terroriste par l'Etat, cependant il aurait sans doute été difficile d'empêcher le Bataclan. L'état d'urgence est mis en place depuis le 16 novembre 2015, mais sera peu efficace et récupéré. Les auteurs soulignent une possibilité de dérapage [On sait maintenant que Macron a fait passer l'état d'urgence dans le droit commun]. Il faut augmenter la coopération européenne pour résorber les points faibles (Molenbeeck). Besoin d'une régulation des réseaux. Rappel sur ce qu'est un conflit asymétrique. La diplomatie avec le Maroc, qui surveille ses djihadistes, est efficace. Bizarrement, C. Nadaud dit qu'il ne faut pas arrêter de frapper en Syrie, que ça n'empêchera pas des attentats [mauvais argument à mon avis].


Sur la société française : Les politiques jouent sur l'émotion. Fracturer la société est le but de l'EI, mais le débat sur l'identité nationale n'était pas non plus une bonne idée. Les attentats ont souvent lieu près des élections, pour pousser les extrêmes. La temporalité et la réactivité des terroristes est redoutable. Retour sur le voile, permis tant qu'il n'est pas intégral. Les musulmans représentent 8 à 10% de la population mais ont peu conscience d'eux-mêmes en tant que communauté.


Sur la représentation et mémoire des attentats : Les médias doivent être régulés dans le traitement des attentats. Donner la parole à une ONG comme Barakacity est problématique. Les attentats ont rassemblé, mis à part Dieudonné et Le Pen, mais le Bataclan a été bien plus vite récupéré. L'idée d'une "Génération Bataclan" est une idée toute faite. Concernant la mémoire, il faudra voir si tous les attentats sont liés entre eux. Il y a une concurrence mémorielle entre les associations Génération Bataclan et Life for Paris. Le CNRS et l'IHTP, eux, travaillent de manière complémentaire. Un lieu de mémoire devrait être mis en place, mais faut-il forcément orienter le discours vers une dramaturgie de victimes ? Cela aide en tout cas à faire le deuil. Il y a aussi un besoin de témoigner, comme le montre ce livre.

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le 20 août 2021

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