Une chronique du Réveil bulgare. Naïf, exalté et bourré de surprises.
Le voilà, le livre fondateur de la littérature bulgare, ce classique des classiques, "Sous le joug". Ce roman de 500 pages (dans ma vieille édition de 1966 imprimée à Sofia), en trois parties, qui décrit l'insurrection d'un petit village bulgare, Biala Tcherkva, au moment de l'insurrection d'avril 1876. Un roman que l'on compare parfois au "Guerre et paix" de Tolstoï, surtout par le nombre de personnages impliqués, mais qui ne cache pas son propos nationaliste.
La première partie décrit la montée de l'insurrection contre le pouvoir ottoman, et c'est celle que l'auteur considère comme la plus intéressante. Ce que le livre réussit très bien, c'est un mariage savant entre des notations précises sur la vie rurale en Bulgarie dans les années 1870 et une intrigue serrée et haletante, avec de nombreux rebondissements. La trame narrative suit le destin d'Ivan Kralitch, un jeune militant qui est revenu à pied de Diyarbekir, infâme prison ottomane de Syrie, et qui devient l'instituteur du village sous un nom d'emprunt, Boïtcho Ognianov. Tout autour, il y a une foule de personnages sympathiques et colorés, plus ou moins patriotes : le baï Marko, un modéré qui a du mal à s'investir dans la résistance, le jeune moine Vikenti, Sokolov, un jeune médecin qui est le binôme d'Ognianov, l'aveugle Koltcho, le cafetier, et bien d'autres. En face, il y a les amis des Turcs : Iordan Diamandiev, le riche marchand qui ne veut pas de vagues avec le konak (bâtiment où réside le bey, le représentant turc) ; Merdezendiev, instituteur veûle bien nommé ; Rotchko le Péteux, sale mouchard idiot ; mais surtout, l'infâme Steftchov, qui cumule tous les défauts : vaniteux, fourbe, violent, cupide, il n'a pas de coeur et est détesté de tout le monde.
Car il ne faut pas s'attendre à de la nuance, à ce stade du récit, puisqu'il faut décrire le joug ottoman : Ognianov tue deux chasseurs turcs bourrés de raki qui s'apprêtaient à violer une gamine ; d'autres Turcs humilient des paysans avec un fouet ; le bey est un naïf qui ne parle pas bulgare et qui est cocu mais sous la coupe de sa femme. Les héros sont au contraire purs, naïfs, innocents, exaltés.
A la fin de ce livre, après plusieurs épisodes qui forment un peu la chronique d'un petit village bulgare, les corps des deux Turcs sont retrouvés et Ognianov doit fuir. Aventure rocambolesque à Altanovo, où il organise une embuscade sur deux gros salopards turcs puis laisse leur corps être dévorés par les loups (belle manière de faire disparaître un cadavre).
Le deuxième livre décrit les préparatifs de l'insurrection. Les exactions turques sont telles que tout le monde s'y met : même chez Diamandiev, des gamins fondent des balles dans des poëles à frire, et nos amis se confectionnent un canon en cerclant de fer le tronc d'un cerisier. La révolte est prévue pour le 1er mai. Ognianov revient et convainc Vikenti de voler un peu d'argent au moine supérieur son protecteur pour acheter des fusils. Ce dernier le surprend et lui dit de tout prendre, pour la Bulgarie. Et là se greffe un triangle amoureux idiot entre Kandov, un jeune étudiant épris de Rada, qui est une humble jeune fille et le grand amour d'Ognianov. C'est assez idiot, cela ralentit l'action pour rien. Et de l'action, il y en a, puisqu'Ognianov est témoin de la déconfiture complète des insurgés à la bourgade voisine de Klourassi, dominée par l'éminence de Zli Dol. Les paysans se débinent, se battent sans ordre, les canons de cerisier ne marchent pas : l'insurrection a été avancée en avril, erreur majeure. Il y a notamment une scène dure où Ognianov, pour motiver ses troupes, force quatre lambins à fusiller un espion tzigane, mais ils doivent s'y reprendre à deux fois, car ce sont des paysans couards.
Le dernier livre, plus court (une cinquantaine de pages) décrit la nouvelle situation à Biala Tcherkva. Steftov a réussi à négocier que le village ne soit pas pillé si les armes et les séditieux sont livrés. Les rues sont désertes, et les gens en veulent aux partisans-komitadjis. Ognianov, réduit à errer dans les bois, parvient à faire passer un message à Rada. Il tombe par hasard sur Sokolov, puis sur Rada, avec qui il se réconcilie. Mais des Turcs arrivent, et ils sont cernés dans une petite cabane. Le dernier chapitre s'intitule "une mort héroïque".
Alors au niveau idéologie, cela a autant d'objectivité qu'un "Captain America" des années 1940. Mais justement, avec un tel début, je m'attendais à un véritable festival de Turcs massacrés, alors que pas du tout. Les héros sont impuissants, se prennent une belle mandale et voient avec dépit leur cause rejetée par ceux qui les suivaient auparavant. L'image finale, où seul l'idiot du village ose cracher et défier le bey en le voyant passer avec la tête d'Ognianov, est glaçante : seul l'idiot a du courage, mais sa récompense est la potence,
J'ai beaucoup aimé ce livre pour le talent de conteur de Vazov (je ne pourrais pas citer toutes les micro-histoires intéressantes), et pour le portrait vivant des campagnes bulgares. Si j'aime la Bulgarie, c'est aussi grâce à ce livre.