Quand on est décorateur dans le monde du théâtre berlinois vers la fin des folles années 1920, on n'a guère le choix : soit on est un ami de Bertolt Brecht, soit on n'est l'ami de personne. Egon Loeser, lui, n'admire que le précurseur Adriano Lavicini – concurrent du génial Torrelli en son temps, le XVIIe siècle – mais surtout pas Brecht. D'ailleurs, il ne comprend rien à ses pièces. Les seules choses qui intéressent Loeser sont : 1/ comment reproduire (et améliorer) la "Machine à Téléportation" que Lavicini avait conçue pour "Le Prince Lézard", spectacle à la fin duquel lui et vingt-quatre personnes avaient trouvé la mort dans la destruction du fameux Théâtre des Encornets ; et 2/ comment convaincre la jeune et délicieuse Adèle de coucher avec lui (entre autres).
Apolitique et imperméable au monde qui l'entoure, Egon Loeser suivra l'acide Adèle à Paris d'abord, puis à Los Angeles, navigant dans les milieux interlopes de l'astrophysique, du cinéma hollywoodien et de l'émigration juive allemande, le tout sans jamais absorber la plus petite parcelle de conscience politique. D'ailleurs, le fait que la jeune femme qu'il poursuit de ses assiduités s'appelle Hitler n'a absolument aucune influence sur son désir. On ne choisit pas sa famille, pas vrai?
S'il fallait absolument situer le genre de "The Teleportation Accident" (oui, le mois dernier, j'ai encore rencontré un lecteur qui fonctionne comme ça ; ils existent donc bel et bien, et j'ai vérifié qu'ils ne comprennent pas pourquoi ni comment certains écrivains sont capables d'écrire leurs histoires sans se soucier de "genre" ; mystère de la psychologie humaine), on devrait citer bon nombre de romans eux-mêmes inclassables : Le Dictionnaire de Lemprière, Firmin, Mensonges sur canapé, Métaphysique des Catastrophes, La Cité des Saints et des Fous, Le Maître des Illusions, La Fin des Mystères, La Conspiration des Ténèbres, tout Corto Maltese...
En digne enfant de Jasper Fforde, Borges et Mark Twain (sur une musique de Lewis Carroll), ce deuxième roman du jeune Ned Beauman (après Boxer, Beetle) navigue avec une maestria quasi indécelable dans les eaux troublantes du roman total, mêlant polar, histoire, fantastique, documentaire et contemporain, le tout de façon imprévisible mais jamais inepte. Les ingrédients les plus improbables se mettent en place peu à peu avec une fatalité digne des grandes tragi-comédies antiques. A tel point que les amateurs de théorie du complot seront au moins aussi enchantés que ceux qui ont trop de "bon" sens pour y croire. Quant à son sens aiguisé de la métaphore, il renvoie les poètes surréalistes aux oubliettes médiévales telles qu'on en voit dans les musées de l'Inquisition.
Ned Beauman est un véritable jongleur (au sens où l'entendait Romain Gary dans Pour Sganarelle) en concepts littéraires, capable de rattraper in extremis des balles qui étaient demeurées invisibles par la seule vertu de l'incrédulité du lecteur. Son héros, Egon Loeser (Loeser! tu m'étonnes...) est bien plus qu'un anti-héros devenu gentil à force de naïveté bébête, c'est une Victime de l'Histoire dans toute sa Splendeur Imméritée, une sorte d'embarrassant hiatus moral dans un gala de charité, un enfant illégitime d'HP Lovecraft et de Susan Sontag, qui n'a pas les moyens de concevoir l'énormité de la Menace qui va lui tomber dessus lors d'une ultime crise de fou rire imprescriptible. Avec, brochant sur le tout, un avertissement discret invitant le lecteur à rester vigilant envers les gens (de plus en plus nombreux) qui vous regardent la gueule enfarinée en disant : « Hitler ? C'est qui ? »
Quant à savoir s'il sera un jour traduit en français, la chose est dans les limbes de l'édition, ce qui n'est pas peu dire. D'ici à ce qu'il le soit, vous aurez plus vite fait d'apprendre à lire l'anglais.